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Life

Un samedi soir dans la plus ancienne boîte de France

Joe Dassin y trouva l’amour, Brigitte Bardot y mît le feu et David Gilmour y ramena les flics. Mais en 2023, ça donne quoi ?

Samedi, 23h passées. Me voilà le long d’une départementale à quinze kilomètres de Rouen, en rase campagne. Au bout de cette ligne droite, un surprenant bâtiment (un plain pied aux allures de motel états-unien croisé à un train fantôme de fête foraine) va sauver ma soirée. Il s’agit de La Brocherie, monument national du monde de la nuit. L’établissement est ouvert depuis 1965 et reconnu comme la toute première discothèque de France.

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Je rentre dans la boîte et plonge dans les seventies. Un sas moquetté rouge clinquant, des canapés en cuir et des peintures murales aux couleurs ardentes. Un lieu unique, en somme. Un homme -la soixantaine en apparence- débarque et me tend sa paluche. “Bonsoir, Ivan”. Ivan Poupardin, créateur et proprio’ de La Brocherie -finalement vingt ans de plus que ce que j’imaginais- m’accueille chez lui avant d'immédiatement m’inviter chez lui. Enfin, son vrai “chez lui”. Derrière la boîte, un grand jardin et deux bâtisses bien plus modernes que celle qu’on vient de quitter. “Ma maison et mon hangar”, présente-t-il. 

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Nous prenons la direction du second. Arrivé au hangar, c’est la claque. Cent, mille, je ne sais pas combien de disques et vinyles sont rangés ici. À chaque dur sorti : une anecdote.

“Johnny ? Il est déjà venu ici !”, 

“Joe Dassin… L’été indien ! Il est tombé amoureux d’une charmante mannequin ici ! “,

“Brigitte Bardot a tourné dans le coin durant un mois, elle venait tous les soirs mettre le feu.”

“Dès 1966, David Gilmour et son groupe The Flowers sont venus jouer à La Brocherie. Ça faisait un bruit monstre, on les entendait dans toute la campagne. Les gendarmes sont déjà venus nous tirer les oreilles.”

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Ok. Je suis dans un lieu de légende. 

En 1964, alors étudiant, Ivan Poupardin se rend à Liverpool pour améliorer son anglais. La nuit tombée, le jeune frenchie découvre les soirées rock dans les caves de la ville. Il ramène avec lui quelques disques et une idée : celle d’ouvrir un lieu où les gens s’amasseraient pour écouter, découvrir et danser cette musique. Né ainsi une année plus tard, en pleine campagne seinomarine, le premier établissement du style en France, rapidement fréquenté par les Parisiens et la jet-set de l’époque. 

« Les jeunes préfèrent passer des soirées entre eux, en petit comité, ou privilégient alors les clubs fermés avec des offres de restauration aux pures boîtes de nuit. »

Retour en 2023. Il est 1h30, les premiers clients sont arrivés. Les puissantes basses des morceaux shatta (le thème de la soirée) tambourinent mes tympans. Mon unique moyen de résister et tempérer mes humeurs grincheuses est de rapidement commander un grand rhum-coca.

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Il me faut en effet confesser quelque chose : mon rapport aux boîtes de nuit est délicat. Je n’aime pas cela et sers constamment une bouillie argumentative aux amis m’invitant à passer une soirée teboî. J’invoque les prix, cause du bruit et boucle mon speech d’un brutal “cette époque m’emmerde”, façon Michel Sardou (qui, semble-t-il, n’est jamais venu à La Brocherie). Pour moi, les discothèques sont l’extrémisation de cette période qui m’angoisse. 

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Ivan Poupardin tente de mettre des mots sur mes maux : “Les discothèques sont le reflet d’une société, oui. Quand on crée La Brocherie à la fin des années 60, l’établissement discothèque est moins normé que les dancings, où les gens viennent danser derrière l'orchestre. Les publics se confondent alors, écoutent de la nouvelle musique, on est en pleine libéralisation des mœurs et révolution sexuelle.”

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Ainsi, aujourd’hui, le propriétaire (qui est également président de l’Association Française des exploitants de discothèques et dancings) remarque une évolution délicate : “Les jeunes préfèrent passer des soirées entre eux, en petit comité, ou privilégient alors les clubs fermés avec des offres de restauration aux pures boîtes de nuit.”

« À l'époque, il y avait moins d’inquiétudes, la vie était moins chère »

En chiffre, ça donne cela : “4.000 discothèques dans les années 80, un petit peu plus de 1.000 aujourd’hui.” Mais même chez ces quelques résistants, l’époque pèse son poids : “ En ce moment, avec l’augmentation de tous les prix, on remarque que le budget de nos clients a drastiquement baissé. Plus grand monde ne commande de grosses bouteilles par exemple. On est sur de la petite consommation, expose le boss. Ajoutez le prix de l’essence au fait qu’on soit obligé de venir ici en voiture… Quand il y a eu cette crise de l’essence il y a quelques mois, certains de nos clients habitués qui arrivent de loin ne sont plus venus car cela revenait trop cher de passer une soirée ici”

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Difficile donc de contrôler nos pulsions c’était-mieux-avantistes. “À l'époque, il y avait moins d’inquiétudes, la vie était moins chère, ajoute Ivan. Aujourd’hui, la conjoncture économique, on la sent. On remarque que ça compte les dépenses en ce moment.”

03h. Je décide de briser les prémices de nos réflexions désespérantes en allant aborder certains clients. Problème : enclencher une discussion dans un tel vacarme, c’est impossible. Par peur de devenir la version 2.0 du célèbre mème où un type discute en boîte avec une nana gonflée par sa présence et sa très certaine lourdeur, je décide que mes copains du soir seront les clopeurs, sur la terrasse.

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Trois jeunots discutent. Un journaliste relou les interrompt. Thibaut, Maxence et Joris (dit “Le triangle”), tous 18 ans, sont “des habitués de l’endroit”.  Le lien tissé par la p’tite bande est forcément particulier : “C’est notre QG, relate Maxence. On préfère sortir ici qu’à Rouen, c’est plus calme. On s’amuse et ça nous permet de souffler à la fin de la semaine. Par exemple, cette semaine, on a chacun passé une belle semaine de merde et on est content de pouvoir venir décompresser ici.”

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Il est 05h. La boîte s’est bien remplie. L’habituelle “tenue correcte exigée” n'a pas totalement été respectée. Du jogging, de la casquette et du maillot de foot. Une mauvaise langue croisée sur la terrasse me glisse alors : “La Brocherie, ce n’est plus ce que c’était. J’ai connu la boîte il y a 20 ans et ce n’était pas la même clientèle quoi. Aujourd’hui, ce sont les recalés d’ailleurs qui viennent ici.” Je me réfugie alors à une autre table. Calvin, Clarisse et Jennifer m’accueillent alors. “Tu fais bien de venir, me lance cette dernière. La Brocherie, c’est ma deuxième maison. J’ai 26 ans, ça fait dix ans que je viens ici. Au fil du temps, c’est devenu comme ma seconde famille, je connais tout le monde.”

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Rassurez-moi et dîtes-moi que Jennifer sait, elle, que La Brocherie est un endroit de légende ? “J’ai entendu ça, oui.” Tu fus bien la seule, ce samedi soir. Les personnes avec qui j’échangeai me sortirent la musique, les prix, la flemme de monter jusqu'à Rouen comme justifications de leur présence ici. Personne pour me parler d’histoire, de pèlerinage, de Brigitte Bardot et de souvenirs que ce foutu temps qui passe aurait rendu réminiscents. 

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06h30. Je rentre de nouveau dans le club. L’ambiance est nettement différente qu’il y a quelques heures. Sébastien, directeur artistique de la discothèque, a pris possession des platines et envoi du gros son. Naps, Ninho et Djadja & Dinaz animent la grande pièce. Boulbi de Booba fait basculer ce début de matinée. On y est ! Je ne suis plus à La Brocherie, mais en boîte ! 

Il est 07h, l’établissement s’apprête à fermer. Une bagarre éclate. Mais comme dans toutes les boîtes…

Au milieu des noms d’oiseaux et des cris, une voix que l’on avait oubliée se démarque. Ivan Poupardin, bonnet retroussé et visé sur la tête tel un docker de ‘Pool, met de l’ordre et se fait entendre dans ce beau bordel. Le tout à 80 balais. Videur, patron, conteur et dernier gardien de la singularité de La Brocherie. 

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