Ce que j’ai vu à la braderie de Lille interdite cette année
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Ce que j’ai vu à la braderie de Lille interdite cette année

Malgré les risques d'attentat, les babos du Nord ont quand même fini fin soûls.

Facile cinq degrés de moins qu'à Paris, un crachin mesquin à mi-chemin entre une vraie pluie et un vent humide, un tintement de bouteilles dans les sacs des plus jeunes. À la descente du train, vendredi 2 septembre au soir, les voyageurs du TGV 7089 à destination de Lille-Flandres pouvaient encore – moi y compris – se persuader que ce premier week-end de septembre 2016 était exactement semblable à tous les week-ends lillois de rentrée depuis la nuit des temps.

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Comprendre : LE week-end de la grande braderie de Lille.

C'est-à-dire deux virgule cinq millions de badauds dans nos rues et, surtout, deux grosses journées de fête, de moules, de frites, d'antiquités et de pintes. Une alliance quasi-mystique, issue de neuf siècles d'Histoire. Simple foire commerciale au XI e, l'événement se réinvente en vide-greniers au XVe, lorsque les valets obtiennent le droit de vendre les objets délaissés par les maîtres. Les frites ont débarqué à la fin du XIXe et les moules ont profité d'une longue maladie de la volaille pour remplacer le traditionnel poulet rôti. Depuis 1127, en gros, seules les épidémies et les guerres avaient eu raison de ce qui est devenu la plus grande braderie d'Europe.

Sauf que cette année, non. La grande braderie a été interdite.

Nada, que dalle. L'info est tombée le 5 août à 11 heures. La raison ? « La sécurité ne peut y être assurée », les autorités locales ayant peur d'un attentat. Ça a fait comme une brèche dans les fils d'actu Facebook de tous les Lillois. Très modestement, sans avoir pris le temps de réfléchir aux questions sécuritaires, on s'est tous pris pour des résistants. « Ils ne nous voleront pas la braderie ! », « Libérez la braderie ! » Sur Twitter, le hashtag # jesuismoulesfrites a fait quelques émules.

Et finalement, la seule façon qu'on avait de résister à ladite interdiction, c'était de maintenir nos plans. En gros, de faire ce qu'on sait faire de mieux : contre mauvaise fortune, bonne soirée. C'est comme cela que de nombreux jeunes Lillois ont décidé de maintenir, contre vents et marées, un semblant de grande braderie via un « apéro géant ».

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Il faut savoir qu'à 26 ans, j'ai toujours fait la grande braderie. Pas une rentrée des classes qui n'ait rimé avec elle. Idem pour mes potes. Petit, on te balade pour que tu choisisses entre des figurines Kinder ou une Barbie ; plus tard, tu joueras au vendeur sur ton propre stand, en échangeant des confidences avec tes copains prépubères. Et le moment le plus drôle arrivera, enfin, avec l'âge de la liberté et des soirées.

La braderie fait partie de nous, les Lillois. Parfois, on la déteste de nous faire passer, aux yeux de la France, pour des dégénérés obsédés par l'architecture des tas de moules ; mais la plupart du temps, on assume. Avec une sorte de suffisance locale de type : « Eh oui, je suis Chti, bradeux et je m'en fous. » Cette sensation est jubilatoire.

Vendredi dernier donc, c'était le lancement officiellement officieux de la braderie des fêtards. Comme le veut la coutume, on n'a jamais attendu le samedi matin, le discours officiel et le départ des marathoniens. On est content d'avoir une bonne raison de retrouver tous les copains et, du coup, on trinque à la santé des mollusques.

23 h 30, je rejoins la soirée lancée sur Facebook et intitulée « Rentrée des classes 2016 ». Celle-ci s'appelait initialement « soirée braderie 2016 » mais a dû être renommée – toujours pour des raisons de sécurité. Dedans, tout le monde semble ivre. Il y a des mecs à casquettes retournées, des filles qui s'époumonent pour que le DJ mette Goldman et un pote qui a réduit sa chemise en lambeaux. Tout semble normal. Je rencontre Adrien et Paul, deux bruns plutôt du genre cerveaux – HEC, tout ça. Ils sont Belges et fiers d'avoir fait tout ce chemin depuis Bruxelles pour enfin participer à la braderie. Du coup, c'est à moitié râpé, je leur dis. « Tu déconnes ? me répondent-ils. C'est encore mieux ! Y'a que les vrais Lillois prêts à faire une vraie grosse teuf tout le week-end ! » Soit. Eux-mêmes s'en donnent à cœur joie, manifestement.

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Il y a aussi Anaïs, ma pote d'enfance. « J'ai un peu honte, ça fait sept mois qu'on n'était pas rentrés [à Lille] avec Théo [son copain]… », me raconte-t-elle. Là, pour la braderie, le couple ne pouvait y échapper. Après leur journée de boulot, ils sont montés à quatre dans une caisse, à Paris, pour revenir à Lille. Sur les 100 invités à la soirée, on doit être une bonne moitié à être venus exprès de la capitale. On n'a pas su résister à l'appel du Nord. La soirée se termine dans une explosion féerique de Jupiler et de musique électronique.

Vient samedi. Moi qui m'étais inscrite au semi-marathon de la ville, également annulé, j'ai remisé mes runnings au placard. À la place, j'ai dormi. En début d'après-midi, je rejoins ma cousine dans le centre. Mais que fait-on, un samedi de non-braderie ? Et bien on participe à l'événement Lille reste en fête, proposé par la mairie afin de se substituer à la grande braderie. En gros, les boutiques se débarrassent de leurs soldes invendus et les restaurateurs proposent des moules-frites aux bénéfices des victimes de Nice. C'est assez triste.

En quête de bribes de braderie, on se dirige vers les différentes ventes vintages mises en place pour consoler les bradeux orphelins. Sur le chemin, spotted : un malheureux tas de coquillages, gardé comme une relique au milieu de la place de Béthune. Je m'approche. Coquilles noires oblongues, intérieures bleutées, restes de dentelles beiges légèrement orangées… Je suis sentimentale, et ce mausolée en l'honneur de la moule me fend le cœur.

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« Les gens sont en demande, ils ont vraiment l'impression d'avoir été spoliés », me souffle le propriétaire d'un espace de vente improvisée. Jamais son showroom n'a été aussi plein. Des filles à pantalons hauts sur la taille font glisser leurs doigts sur les rangées de fringues. De la grosse toile de jean, des fleurs aux couleurs passées et des baskets défoncées. Rien de neuf sous le soleil, mais ça a vraiment l'air de leur tenir à cœur, alors bon. À quelques rues de là, on vend des objets seventies : vinyles et téléphones à fil. Ça manque de poussière et d'antiquités déposées à même la rue. Ça fait faux, un peu.

Lassées, on se pose sur une terrasse au Quai du Wault. Je bois une 25, puis une deuxième. La barman semble à l'ouest. Elle tape n'importe quoi sur son écran et ça la fait rire comme la gamine de cinquante ans qu'elle est. « J'suis un peu dans le coaltar mais c'est pas grave, je suis pardonnée : c'est la braderie. » En effet, c'est presque la braderie.

21 heures dans le vieux Lille. Ce n'est pas la braderie certes, néanmoins l'affluence est telle que certaines zones ont été coupées à la circulation deux heures auparavant, avant 19 heures. Les gens mangent leurs moules-frites dans la rue. On sent l'excitation dans l'air. L'envie d'en découdre avec la nuit pour oublier l'interdiction.

Il est minuit trente, je suis rue de Gand avec Vianney, 23 ans. « Le pire, c'est que c'était vraiment juste une blague », me souffle-t-il. Vianney, c'est le mec qui a eu quelques petits soucis après avoir lancé l'event Facebook « Grosse cuite à Lille pendant un week-end (La Braderie, la Vraie) ».Créée quelques minutes après le discours d'annulation de la maire Martine Aubry, « comme ça, juste avant de partir en week-end », la page a complètement échappé à son créateur. Très vite, quelque 26 000 Nordistes (et pas que) se sont déclarés « intéressés » par l'événement.

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Du coup, les journaux s'en sont mêlés et les noms de Vianney et de son école d'ingénieur sont sortis dans la presse. « Ils ont coupé mes propos – on avait vraiment l'impression que j'étais juste un petit con qui veut se bourrer la gueule sans réfléchir aux conséquences », me dit-il. Néanmoins, il comprend pourquoi la braderie ait été annulée. Il y avait des risques, en effet. « Je n'appelais pas à un rassemblement, juste à un week-end de fête comme on sait les faire. Comme maintenant, en fait », ajoute-t-il. Un coup de gueule du recteur de sa fac et un tour chez les flics plus tard, Vianney a été contraint de supprimer la page de l'event.

Il pleut à verse depuis minuit, mais les fêtards, moi compris, tiennent bon. « Oh hé les Lillois, on n'est pas en sucre, on va pas fondre hein ! » gueule un homme, très grand, à quelques mètres de moi. Après avoir fait un tour dans Lille, pour constater que, oui, les artères sont festives et noires de monde. Comme d'habitude, presque. Je retourne rue de Gand. Le « bar à DJ » La Biche et le renard crache sa musique dans la rue. Exceptionnellement, ce soir, les établissements vont pouvoir fermer à 3 heures. C'est notre petite victoire sur la nuit. Et sur Daesh.

« Ouais bah ouais, je sais bien que c'est le bordel. Bah, c'est la braderie tu sais… Ça va mademoiselle ? Désolé hein, ça n'arrête pas de sonner là, je ne m'en sors pas. » Je souris. Pas de soucis. Il est 3 heures passées et mon taximan gère les appels, portable sur les genoux, calepin et stylo pour noter les numéros et attribuer les courses. Le tout en roulant. Je pense que, sobre, j'aurais demandé à descendre. Je rentre chez moi, comme on rentre après chaque grande braderie. Fatiguée.

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Le dimanche toutefois, je n'ai pas vu ce que l'on voit d'ordinaire après une murge digne de la grande braderie. Je n'ai pas vu de corps ralentis, chaussés de lunettes noires, déambulant sur l'esplanade entre bibelots et fragrance frites-fricadelle. Pas vus non plus : les bras remplis de conneries achetées un lendemain de cuite, qui seront regrettées d'ici quelques semaines – une amie à moi a, l'an dernier, fini avec un clairon. Quelques rares irréductibles ont tenté de prolonger la non-braderie à coups de restaus et de terrasses. Mais on sentait bien que c'était pour de faux.

Il n'y avait vraiment pas grand-chose à voir, en ce dimanche d'après-fête.

Parce que la vérité, c'est qu'on avait épuisé nos cartouches de noceurs. Que faire d'un dimanche de grande braderie sans braderie ? Et sans véritable but dominical, il n'y avait ce jour-là aucune raison de tirer un Lillois du lit. On est rentrés chez nous, comme les autres.

Clémence est sur Twitter.