À la recherche de la meule perdue

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À la recherche de la meule perdue

L'histoire d'un voyage initiatique sur la Route des fromages de brebis, en plein cœur des Pyrénées.

Il faut en vouloir pour partir en road-trip alors que l'on a une grosse gueule de bois.

C'est dans un état des plus lamentables que l'on s'est lancé, mon pote Raul et moi, dans un voyage initiatique sur la Route des fromages de brebis, en plein cœur des Pyrénées.. Il faut dire que notre virée de la veille avait laissé quelques traces. On avait passé la soirée au Aloha, un Tiki bar local, et on avait descendu quelques bons décilitres de « bol du scorpion », une mixture alcoolisée aussi douteuse que corsée.

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La scène du crime. Toutes les photos sont de l'auteur.

Mais on avait beau avoir la tête dans le cul, on était toujours aussi chauds d'aller traîner notre mal-être dans les Pyrénées, pour voir du Pays mais surtout pour goûter à ces fameux fromages de brebis produit au creux des vallées par quelques bergers isolés. On venait de passer quelques jours à Barcelone et on avait consommé beaucoup trop de crustacés, de Cava (le vin mousseux local), de fouet catalan et de gin tonic. À vrai dire, ça faisait dix ans que je n'avais pas foutu les pieds à Barcelone et c'est en retombant sur le marché de la Boqueria sur les Ramblas ou en retrouvant par hasard ce bar à Cava de Barceloneta qui sert des sandwiches et des burgers à la Morcilla dès 10 heures du mat que j'ai eu l'agréable sensation d'avoir retrouvé la capitale catalane exactement comme je l'avais laissé.

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Gin et tonic : gin tonic.

Avec Raul, on avait assez trainé nos guêtres dans cette ville un peu trop longtemps et même si elle gardera toujours une petite place spéciale dans nos cœurs, il fallait passer à autre chose, il fallait prendre de la hauteur. Pour notre road-trip, donc, on avait envie de tracer vers l'inconnu, d'aller arpenter des chemins de traverses et des endroits qu'on avait repérés dans des bouquins.

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Sur la route des Pyrénées, on a fait un détour par Bilbao. Là-bas, on s'est tapé un long coup de pression de deux jours parce qu'on croyait avoir foutu de l'essence ordinaire dans notre Peugeot qui roulait au diesel. Checkez-ça sur internet, c'est le truc le plus angoissant : la plupart des gens s'accordent à dire que quand vous faites cette connerie, votre bagnole est instantanément baisée, il n'y a rien à faire.

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Pendant ces deux jours, à part quelques bons plans à tapas, on n'a pas trouvé grand-chose à se foutre sous la dent dans la ville portuaire du Nord de l'Espagne. Donc quand on a capté que notre bagnole n'était finalement pas bousillée, on a aussitôt mis le cap sur San Sebastian, l'une des villes phares du Pays Basque espagnol. Sur place, on s'est offert un déjeuner de roi autour de huit assiettes de fruits de mer. On aurait dit qu'ils étaient en provenance directe du paradis. On s'est enfilé des poulpes grillés, des couteaux de mer marinés dans de l'huile d'olive extra-vierge et des petites sardines crues marinées dans un jus de citron. Une petite bouteille de jaja pour apaiser les courbatures dues aux heures de voiture et on a repris la route en direction de ces fameux sommets mystérieux des Pyrénées.

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Quand les gens du coin ont entendu parler de notre mission, ils nous ont bombardés de questions sur notre programme, notre itinéraire, ils voulaient savoir si l'on comptait rendre visite à des personnes en particulier. Sur le moment, on a tous les deux haussé les épaules avec un petit sourire gêné – réponse : « On avisera sur le moment. » Après six heures de route – dont les trois dernières à l'aveugle, puisque même notre GPS n'arrivait pas à dire où est-ce que l'on se trouvait – on a enfin posé nos premiers pneus en terres fromagères, on était enfin arrivé.

Ces montagnes, plus vieilles que les Alpes, s'étendent sur plus de 400 km entre le Golfe de Gascogne et la mer Méditerranée. On compte trois zones : les Pyrénées atlantiques, centrales et orientales. Juchées entre la France et l'Espagne, les Pyrénées sont depuis toujours le théâtre d'une activité géopolitique dense, entre la petite Principauté d'Andorre (nichée sur la ligne frontalière) et les mouvements indépendantistes et séparationnistes basques historiques qui ont pris la chaîne de montagnes pour symbole et base-arrière.

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Avec un décor fait d'escarpes, de cascades et de précipices, nul doute que la vie quotidienne doit être rude. Ceux qui habitent ces montagnes savent probablement qu'ils évoluent dans un environnement hostile. C'est justement cette difficulté d'accès que recherchent les courageux bergers itinérants pour leur troupeau, car les nuages bas créent une atmosphère humide qui favorise la fertilité des bêtes.

Je me considère comme une vraie amatrice de fromages et je dois avouer que les spécimens qui sortent de ces terres font clairement partie de mes préférés. Ils offrent une palette de saveurs incroyable : des odeurs de laine mouillée qui rappellent les moutons qui paissent en pleine nature, mais aussi l'odeur des fleurs sauvages et de l'herbe fraîche. Je n'exagère pas en disant que l'on peut vraiment sentir le goût de la pâture sur laquelle les bêtes ont brouté, et comme chaque parcelle possède plus ou moins son propre micro-climat on a l'assurance de ne jamais tomber deux fois sur les mêmes notes aromatiques.

Une fois arrivés dans la Vallée d'Ossau on s'est amusés à se perdre dans les petites routes de montagne. Et puis soudain, on a repéré une pancarte peinte à la main qui laissait penser que l'on se rapprochait du but : « Fromage de brebis ici ». On a tout de suite braqué dans le petit chemin et on a continué jusqu'à sentir l'odeur caractéristique d'une petite étable.

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Au bout de ce chemin escarpé, on s'est retrouvés nez à nez avec un troupeau de moutons qui paissaient à l'ombre d'un vieil arbre. On a eu la chance de tomber sur les deux producteurs – ou plutôt, productrices – qui gardaient leurs bêtes de la manière la plus bucolique du monde, en compagnie d'une bouteille de porto blanc et d'un terrier qui aboyait fort. Le jeune chien avait prévenu ces fermières fromagères de notre arrivée avant même que l'on aperçoive la petite maison cachée derrière une clôture ouverte.

Les deux femmes sont sorties par la petite porte et nous ont proposé d'entrer. Raul et moi, on a appris le français à l'école pendant sept ans et c'est bien pratique pour Paris mais, dans ces régions montagneuses, la communication passe mieux avec des sourires et des hochements de tête. Elles nous ont montré deux chaises en bois dans leur cuisine et se sont éclipsées un instant pour revenir avec une bouteille de pinard et trois meules de fromage. Comme ça, sans que l'on n'ait rien demandé, elles nous avaient improvisé d une petite séance de dégustation.

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Elles nous ont parlé de la difficulté de vivre comme elles le font à notre époque. Elles ont évoqué ces histoires sordides de terrains rachetés par de grosses compagnies laitières, dans lesquels les bêtes sont entassées dans des pâtures fermées et où le lait est « homogénéisé », ce qui implique qu'on lui enlève toute la saveur qu'il contient. Dans les rides de leurs sourires on pouvait deviner les générations de ceux qui ont exercé cette profession avant elles. Elles nous faisaient goûter des bouts de leurs produits avec une telle humilité et néanmoins une telle fierté que l'on ne saurait même plus dire quel passage on a préféré : leurs fromages ou leur rencontre. On leur a acheté une meule et on a encore descendu quelques lampées de leur porto avant de remonter dans la Peugeot pour reprendre la route mystique et boueuse des fromages des Pyrénées.