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Sports

Bienvenue dans l'autre Tournoi des VI Nations

De la Russie à la Belgique, le Tournoi des VI Nations B réunit des sélections "exotiques". Une sorte d'Erasmus de l'ovalie pour des sélections qui tentent d'accrocher le wagon du très haut niveau.
David Mdzinarishvili/ Reuters

Pendant que vous étiez scotchés devant France-Ecosse dimanche 12 février, sachez que des affiches bien plus alléchantes se jouaient un peu partout en Europe. Vous les avez ratées ? C'est bien dommage, car, on vous l'assure, le Belgique-Géorgie ou le Espagne-Russie qui ont marqué le week-end valaient le détour. Ces matches, qui se jouaient pour le compte du Tournoi des VI Nations B, ont le mérite de nous faire découvrir l'autre Europe du rugby, celle des "petites" sélections, qui ferraillent chaque année dans l'ombre : la Géorgie, la Roumanie, la Russie, l'Espagne, l'Allemagne et la Belgique.

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L'enjeu de ce Tournoi bis ? Une qualification pour la prochaine Coupe du monde, qui devrait se jouer entre la Roumanie, la Russie et l'Espagne. La Géorgie, l'ogre de cet échelon inférieur, étant déjà qualifiée après un Grand Chelem remporté l'année dernière. Sans surprise, et sans trembler.

Les coéquipiers de Mamuka Gorgodze dominent outrageusement leurs adversaires – 24 victoires sur leurs 26 derniers matches dans la compétition – à tel point que la fédération géorgienne ambitionne de jouer à l'échelon supérieur. Si sportivement, l'idée n'a rien de farfelue, la montée est loin d'être acquise. Question d'argent, malheureusement.

Car le comité d'organisation du tournoi des VI Nations, un organisme indépendant, cherche avant tout le profit. De son point de vue, il n'y a donc que très peu d'intérêt à organiser des matches à Tbilissi où, malgré l'affluence monstre, le stade peut accueillir jusqu'à 60 000 personnes, les billets se vendent 5 euros.

Même chose côté sponsor, où la Géorgie n'attire pas autant que pourraient potentiellement le faire l'Espagne ou l'Allemagne, deux autres sélections du VI Nations bis. John Feeham, directeur général du Comité des Six Nations, l'a sèchement répété : « Ce n'est pas notre job de trouver des solutions pour la Géorgie, la Roumanie, ou qui que ce soit d'autre. »

Lire aussi : Le lelo, le sport le plus violent qui soit, nous vient de Géorgie

Malgré tout, le DTN géorgien, George Tchumburidze, refuse le fatalisme et affiche un optimisme résolu pour les années à venir : « Le rugby n'a pas d'autre moyen de se développer en Europe qu'en allant vers l'Est. » Une façon polie de dire à John Feeham et tous les partisans d'un certain conservatisme ouest-européen : « On vous emmerde. » A raison, puisque la Géorgie fait partie de ces pays au vivier de joueurs aussi réduit qu'inépuisable. Petit pays en termes de population avec 4 millions d'habitants, la Géorgie n'en sort pas moins continuellement des générations de joueurs de très haut niveau, dont une partie colonise le Top 14.

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Une spécificité qui explique la suprématie géorgienne sur ce VI Nations exotique, tant les autres sélections n'ont pas le même potentiel. Chacune a ses caractéristiques et ses problématiques propres, mais toutes partagent le même problème : le manque de moyens, en raison de la concurrence avec le sport-roi, le foot, ou son alter ego russe, le hockey.

La Russie, justement, Raphaël Saint-André connaît bien. Le petit frère de Philippe, même visage mais crâne moins dégarni, a dirigé la sélection entre 2012 et 2014. Il garde un très bon souvenir de cette période et d'un match en particulier : « Un Russie-Zimbabwe disputé à Sotchi, devant 12 000 personnes, c'était surréaliste », sourit-t-il. Des moments forts, qui expliquent son attachement certain à ce rugby surprenant, « plutôt d'un bon niveau, comparable au haut de tableau de Pro D2 » : « Ils ont une grosse culture de l'entraînement, une capacité à supporter les contraintes et l'effort impressionnante », loue "RSA", qui a pu se reposer sur la petite culture rugby développée dans le pays pendant l'ère soviétique.

Free hugs de Kirill Kulemin, le Russo-catalan, à son adversaire roumain du jour. Photo Reuters

A l'époque, l'équipe de l'Armée rouge tenait le haut du pavé de la seconde scène européenne. L'URSS avait même disputé un match de prestige contre le XV de France de Blanco, en 1980, seulement remporté 18 à 7 par les Bleus. « Malheureusement, depuis, l'Etat s'est désengagé et Abrahamovitch n'a pas encore décidé d'investir dans le rugby », rigole Saint-André, qui a participé à la reconstruction de ce sport délaissé depuis. Aujourd'hui, les clubs russes recommencent à pointer le bout de leur nez, Enisey-STM et Krasni Yar disputant même la Coupe d'Europe.

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La sélection nationale, qui a participé à la Coupe du monde en 2011, peut compter sur des joueurs biberonnés au rugby français, puisque plusieurs d'entre eux évoluent en Pro D2 ou en Fédérale 1. Parmi eux, Kirill Kulemin fait figure de pionnier. Jeune retraité, ce Russe pur jus a terminé sa carrière à Perpignan, et s'est installé dans la région, dont il a pris l'accent. Dans un français très sud-ouest, le deuxième ligne explique : « Le problème de la Russie, c'est qu'on joue souvent dans des conditions difficiles. Notre stade, à Sotchi, c'est pas Aimé-Giral ». C'est le moins qu'on puisse dire.

Lors d'un match contre la Roumanie, prévu pour se jouer à Krasnodar, dans le sud de la Russie, le gel oblige la fédé à trouver une solution de repli. Kirill Kulemin se souvient : « I_l devait faire -18. Le match a été transféré dans le village de Nebug, au bord de la mer Noire. Les vestiaires étaient dans l'hôtel, on devait traverser la rue en maillot pour aller au stade. Pareil pour un match contre le Géorgie en 2009, juste après la guerre. »_

Contexte politique oblige, les Russie-Géorgie ont souvent senti la poudre. Pendant plusieurs années après l'intervention du Kremlin en Géorgie en 2008, l'équipe russe doit être accompagnée par l'armée lorsqu'elle se rend à Tbilissi, où 60 000 spectateurs sifflent copieusement l'hymne russe. Enfin, quand ils arrivent à bon port, ce qui n'est pas toujours évident, comme le rappelle Kirill Kulemin : « Après la guerre, la liaison aérienne entre Moscou et Tbilissi était coupée, on est allés à Erevan pour traverser le Caucase en bus, mais on s'est retrouvés coincés dans 40 centimètres de neige. On a chanté pour se tenir chaud. C'est ce qui est beau, ça a un côté humain qui resserre les liens. »

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C'est justement ce côté chaleureux, presque rugby à l'ancienne, qu'apprécie beaucoup Christophe Debaty. Le petit frère de Vincent n'a pas connu la même carrière puisqu'il évolue aujourd'hui à Liège et défend les couleurs de la Belgique, le petit poucet de la compétition. Mais qu'importe. Pour lui, la sélection nationale, c'est avant tout du plaisir : celui de se retrouver entre potes, de voyager, de passer un bon moment : « En Belgique, personne où presque ne gagne d'argent en jouant au rugby. Moi par exemple, je suis le joueur le mieux payé de la sélection parce que je me fais rembourser 40 euros sur chaque trajet ! Quand on participe au tournoi, on sait bien qu'on ne va pas remplir nos comptes en banque, mais plutôt notre boîte à souvenirs. »

Le tournoi fait ainsi office de pass Interrail, pour Christophe Debaty, étudiant en kiné, et ses équipiers. Un tour d'Europe loin des fastes de Twickenham, du nouveau Landsdowne Road ou du Millenium. « En 15 ans de matches dans les divisions inférieures, j'ai eu l'occasion de pas mal jouer contre les sélections de pays de l'Est, raconte notre backpacker, amusé. Pour mon premier match avec la Belgique, en Croatie, nos adversaires montaient sur des échelles pour étudier notre jeu quand on s'entraînait en gymnase. C'est un classique en Europe de l'Est. En Moldavie, c'est l'ambiance du stade qui m'a marqué. Il n'y avait presque que des militaires dans le public, dont certains portaient encore leur kalachs en bandoulière. »

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Derrière les destinations surprenantes et les matches improbables, Christophe Debaty, et avec lui tout le rugby belge, aspirent à améliorer le niveau rugbystique du plat pays. Avec la conscience de partir de loin, dans un pays où le niveau du championnat local équivaut à un « bas de tableau de Fédérale 2 » : « Dans ma génération, il n'y avait pas de culture rugby ou presque. Les rares fois où je regardais les V Nations sur France 2, je ne comprenais rien aux règles. »

Il faut dire qu'en Belgique, le rugby est avant tout une affaire de famille. De bonne famille. Un sport plutôt aristocratique, qui se pratique de père en fils au sein de la haute société et peine à séduire les masses, dans un pays où le foot et le cyclisme règnent en maître.

Un modèle qu'on retrouve également au Portugal, un habitué du VI Nations B, relégué en troisième division continentale cette année. Interrogé par le magazine Tampon !, Luis Cassiano Neves, le président de la fédération lusitanienne, résume bien le problème du rugby local, pétri de talent mais incapable de susciter l'intérêt de ses pratiquants une fois passées les classes de jeunes : « Arrêtons de rêver, on ne pourra plus disputer une Coupe du monde seulement avec des vétérinaires, des avocats et des étudiants », pose le responsable portugais.

Les Portugais Uva et Bardy font mumuse dans la neige à Bucarest lors d'un match contre la Roumanie dans le Tournoi 2012. Bogdan Cristel/Reuters

Quand l'engouement populaire et la formation font défaut, les "petites" nations du rugby se débrouillent comme elles peuvent. A savoir en faisant les yeux doux aux bi-nationaux. Les sélections espagnoles et portugaises ont particulièrement bénéficié du phénomène, comme le souligne lui-même Jaime Nava, capitaine du "XV du lion" et joueur de Dijon, en Fédérale 1 : « C'est une des raisons du développement de la sélection nationale, il ne faut pas le cacher. On a pas mal d'équipiers nés en France, dont les parents ou les grands-parents sont espagnols. Mais ça n'est pas une fin en soi, nous essayons d'élargir la base du public du rugby en Espagne. Il est là, le vrai enjeu. »

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Pierre Belzunce, Sébastien Ascarat, Gautier Giboin ou Brice Labadie pour l'Espagne, Julien Bardy ou Aurélien Béco pour le Portugal, les deux sélections ont séduit plusieurs joueurs nés en France, à la manière de ce qui se passe en foot depuis plusieurs années. Dans ce VI Nations B, tout le monde ne voit pas cette nouvelle mode d'un très bon oeil. Mihai Macovei, le capitaine de la Roumanie, raffûte gentiment ses adversaires : « Les Espagnols, ils changent un grand-père ou un grand-mère ils disent que c'est bon, le joueur est sélectionnable. C'est leur technique pour gagner. »

Amertume ? Frustration ? Le point de vue de Mihai Macovei est compréhensible, tant le rugby roumain a perdu de sa superbe depuis les années 90, et une victoire 12-6 contre les Bleus qui reste le dernier exploit d'envergure des Chênes, le surnom de la sélection. Mésestimé dans le bloc soviétique car considéré comme un sport de bourgeois, le rugby roumain a pourtant connu son âge d'or sous Caucescu.

La francophilie ambiante à Bucarest n'y est d'ailleurs pas étrangère, puisque ce sont des étudiants français qui introduisent les premiers ce sport au pays de Nadia Comaneci et de Gheorghe Hagi : « Avant, la relation avec la France était très forte, ça aidait notre rugby à progresser », appuie Mihai Macovei, qui déplore le désengagement de l'Etat depuis la chute du Mur. Le capitaine dresse un bilan inquiétant de l'évolution du rugby local, en pleine déconfiture :
« Dans les années 90, nous avions 20 équipes dans l'élite. Aujourd'hui, on a deux ou trois clubs valables, pas plus, et nos infrastructures sont en mauvais état. »

Mihai Macovei vient de prendre un tampon de l'Ecossais Richie Vernon Brandon Malone/Reuters

Malgré tout, le niveau global du tournoi s'améliore d'année en année, même si l'écart se creuse avec les meilleures nations mondiales, professionnalisation oblige. Et quelle que soit l'issue de cette édition du tournoi, les perdants pourront se consoler lors des troisièmes mi-temps, grand instant d'échange culturel entre ces pays parfois si éloignés géographiquement.

De Bruxelles à Moscou, en effet, chacun réinterprète à sa sauce ce rituel universel. Ainsi, Christophe Debaty assure que les Diables Noirs commencent toujours à la bière belge, avant de passer aux alcools plus forts, qu'ils consomment généralement au Countabalet, un bar de la capitale. Raphaël Saint-André, lui, ne cache pas sa surprise quand il évoque les après-matchs à la russe : « Ça n'a rien à voir avec nos troisièmes mi-temps. C'est plus un repas russe, un grand banquet où tout le monde est assis et siffle des shots de vodka à chaque célébration. Ensuite, les joueurs se regroupent à 5 ou 6 et refont le monde jusque tard dans la nuit. » De la bière belge à la vodka, ce Tournoi des VI Nations a décidément des airs d'Erasmus, en plus testostéroné.