Rooftopping : plus dure sera la chute
Photo : Andrej Ciesielski

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Culture

Rooftopping : plus dure sera la chute

Nous vivons donc dans un monde où des gens grimpent sur des toits pour faire des selfies – et meurent en tombant. On a les drames qu'on mérite.

Les images sont insoutenables. Diffusées 12 décembre denier, elles montrent la chute mortelle de Wu Yongning, 26 ans, tombant du 62e étage d’un building de Changsha, dans le sud-est de la Chine. Star du rooftopping, le jeune homme s’était fait un nom en défiant les lois de la gravité. Cette fois encore, il a enjambé le parapet, s’est accroché à une balustrade à la seule force et de ses bras, les jambes se balançant dans le vide… Mais quand il a entamé une série de tractions, Wu Yongning a faibli et puis, tout lâché. La vidéo terrifiante de ces quelques secondes a, depuis, fait le tour du monde.

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Elle fait écho à d’autres drames qui ont endeuillé cette année le microcosme du rooftopping, ce sport extrême urbain, dont les adeptes se filment lors d’ascensions illégales, aussi vertigineuses que risquées. Le 12 janvier 2017, le photographe lyonnais Maxime Sirugue perdait la vie en tombant du pont de la Mulatière, à Lyon, qu’il tentait d’escalader. Quelques jours plus tôt, Nye Frankie Newman, un ado britannique de 17 ans, connaissait le même sort après une promenade dans les entrailles du métro parisien. Très en vogue chez les jeunes en quête d’adrénaline, le rooftopping emprunte à la fois au « freerunning » ou « parkour » (discipline qui consiste à franchir des obstacles urbains grâce à des sauts ou des mouvements agiles) et à l’« urban climbing » (où l’on escalade la surface des gratte-ciel).

« Aujourd’hui, les rooftoppers recherchent la gloire sur Instagram » - Andrej Ciesielski, rooftopper professionnel

Comme dans n’importe quel sport, le rooftopping a ses professionnels aguerris et ceux qui tentent de les imiter. Problème, certains d’entre eux « n’ont pas les capacités physiques nécessaires », prévient Yoann Leroux, freerunner professionnel et fondateur de la French Freerun Family. Effectivement, tout le monde ne peut réaliser les mêmes performances que les « pros » – comme les Français de la West Coast Family ou de Hit the road, qui se sont distingués par leurs explorations sur un bateau militaire, les toits de Paris et à Tchernobyl. « Ceux qui ouvrent la voie sont précautionneux et passionnés. Mais ceux qui suivent sont parfois motivés par de mauvaises raisons… C’est notre expérience en parkour et en grimpe qui nous a maintenus en vie. Sans entraînement, le rooftopping peut être très dangereux », lance-t-on chez Hit the Road. Ainsi, tous ont remarqué que Wu Yongning semblait manquer de pratique au moment d’opérer son rétablissement, ou avait minimisé l’effort nécessaire pour s’en sortir. Pourtant, avec plus de 300 expéditions urbaines à son actif, Wu Yongnong n’avait rien d’un newbie. Ce tragique incident vient donc rappeler que personne n’est à l’abri du danger.

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Le mobilier urbain est un formidable terrain de jeux, à condition d’avoir l’entraînement nécessaire. Or, dans une société qui a fait du buzz une valeur refuge, certains amateurs se prennent trop vite pour des cadors. Sacrifiant, au passage, les fondements de la discipline : la quête de liberté, comme l’explique Gary Tribou, professeur de marketing sportif à l’université de Strasbourg : « Les pionniers étaient dans une démarche libertaire. Alors que certains jeunes sont dans une démarche sacrificielle, ils se mettent en danger pour briller dans leur communauté ». D’autant que de nombreuses vidéos de rooftopping, plus impressionnantes les unes que les autres, qui pullulent sur le web suscitent les désirs et dopent les esprits de compétition. « Certains tentent ce genre de défi car ils ont besoin d’une reconnaissance sociale et narcissique, décrypte Grégory Michel, professeur de psychologie clinique et de psychopathologie à l’université de Bordeaux et spécialiste des conduites à risques. Ils perdent leurs capacités de discernement et ne voient pas tout le travail qui a été fait en amont. Prendre des risques, ça s’apprend et ça demande du temps. »

À 20 ans, Andrej Ciesielski en a déjà passé pas mal sur les toits du monde entier. Ce Munichois a commencé l’exploration urbaine avec le parkour, ce qui lui a permis de prendre conscience de ses limites physiques et, aussi, d’apprivoiser ses peurs. Aujourd’hui « en pause », il sort de trois années intenses, où il a changé régulièrement de destination pour continuer de faire le buzz et, explique-t-il, « gagner un peu d’argent grâce aux photos qu’il prend en haut des immeubles ». Si ses « spots préférés » sont à Hong Kong ou Shanghaï, il s’est aussi attaqué à la pyramide de Kheops, histoire de se diversifier. L’illustration de l’inventivité sans cesse renouvelée dont il faut faire preuve dans le petit monde des rooftoppers qui ressemble de plus en plus à une course effrénée à la surenchère.

À ce petit jeu-là, un couple de Russes a misé sur le « glamour ». La fille – Angela Nikolau, 500 000 followers sur Instagram – escalade les plus hauts buildings en petite robe printanière avant d’embrasser Ivan Beerkus, 245 000 abonnés, perche à selfie à la main. L’illustration d’un « marketing de soi » poussé à l’extrême, dans une discipline qui l’est tout autant. Une tendance que le rooftopper allemand Andrej Ciesielski déplore : « Dans le rooftopping, il y a de plus en plus de gens qui grimpent sans même comprendre le sens de ce qu’ils font. Aujourd’hui, les rooftoppers recherchent trop la gloire sur Instagram. Ils tentent l’aventure sans rien y connaître et prennent des risques inconsidérés. C’est là que ça devient dangereux, d’autant plus qu’on parle quand même d’une discipline qui demande d’agir dans l’illégalité. »

Mourir pour 13 000 euros

Andrej, Ivan et Angela font donc partie de cette communauté de rooftoppers « professionnels », capables de gagner de l’argent grâce à leur passion. Andrey s’est par exemple déjà fait démarcher par des marques qui lui proposaient un cachet contre une photo de lui posant avec le logo de son sponsor au sommet de tel ou tel building. Wu Yongning appartenait à cette catégorie de poids lourds des réseaux sociaux dont les publications étaient susceptibles de générer des retombées financières. Son ultime expédition a été, semble-t-il, motivée par le gros chèque qui lui était promis : selon le South China Morning Post, il participait à un challenge doté d’un prize money de 13 000 euros, alors que le Telegraph affirme qu’un sponsor lui aurait promis une belle somme d’argent en échange d’une vidéo promotionnelle.

« Il y a toute une économie qui s’est développée avec l’émergence de sponsors, affirme Gary Tribou, le spécialiste du marketing sportif. Les marques sont cyniques, tout ce qui fait le buzz peut rapporter de l’argent ». Le business est sans pitié et la quête d’incarnation et d’influenceurs se fait parfois au détriment de la sécurité des intéressés. « Je ne sais pas quelle marque a pu promettre de l’argent à Wu Yongning, s’interroge Andrej Ciesielski. Mais c’est complètement irresponsable de sa part de pousser ce gars à aller au-delà de ses limites et à tenter quelque chose qui s’est très mal fini. »