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Sports

Un succès des Bleus à l’Euro peut-il réconcilier la France ?

Dans un contexte économique, social et sécuritaire compliqué, on a essayé de savoir si une victoire de l'équipe de France de foot pouvait rassembler, comme en 1998.
Photo Reuters

Je suis né au début des années 1990. L'été de mes 7 ans, la France a remporté la Coupe du monde de foot. Une folie, le temps d'une soirée et même plus. En ce début du mois de juin 2016, je me demande si on a une maigre chance, avec l'Euro en France, de revivre ce mythique mois de juillet 1998. D'autant que le football a pris une ampleur considérable depuis.

A l'image du 19e arrondissement de Paris, réputé pour sa mixité, les matches de foot dans les villes, improvisés ou pas, me paraissent rassembler et mélanger les kids, sur un city stade, entre quatre murs ou, même sur un simple parking. « Ici, le terrain est un des seuls endroits où les différentes communautés se côtoient, explique Ludovic Herelius, animateur au centre social et culturel J2P qui organise des tournois l'été, dans le 19e. Même s'ils ne discutent pas trop, il y a un petit échange et un respect mutuel entre les jeunes. » Comme celui de la rue Petit-Voisin, ces petits city coincés sous le métro aérien ou entre deux immeubles pullulent depuis dix ans dans la capitale, comme dans les autres villes du pays. « Beaucoup de maires et d'élus ont compris le vecteur qu'est le foot, qui permet aussi de canaliser », remarque Ferhat Cicek, ambassadeur de Nike, notamment impliqué sur le projet "Nike Football X", qui organise des tournois à 5 contre 5 en banlieue parisienne (dont la finale est prévue le 11 juin au palais de Tokyo). Et le coach de vanter: « Le streetfoot permet de mixer des jeunes d'origines géographiques, culturelles, et de couches sociales différentes dans toute la région ! »

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Photo Wally Lamzaoui.

Direction Montfermeil, Seine-Saint-Denis. Depuis 2001, les filles peuvent y taper dans la balle grâce à une section sport-études montée par le club et le collège Jean-Jaurès. « La crédibilité est partie du collège, mais ça a pris du temps, se souvient Laurence Ribeaucourt, assistante sociale de l'établissement depuis 25 ans. Pourtant, les filles étaient demandeuses de foot, de reconnaissance, de sortie de leur immeuble… » Elle a un temps sillonné la cité avec le président du FC Montfermeil pour rencontrer les familles et faire accepter la pratique féminine au coeur de la cité. Non pas pour pratiquer en short, mais simplement pour empiéter sur un territoire masculin. Les premières ont même reçu des oranges sur la tête. Depuis, le temps a fait son effet et une quarantaine de nanas se réunissent chaque semaine, venues du quartier des Bosquets, réputé pour sa diversité, mais aussi des pavillons plus aisés. Historiquement plus connu pour des faits de violence, le club de foot de la ville (dissous, puis refondé en 1999) a d'ailleurs ainsi changé de réputation. « En 1999, il n'y avait pas de cinéma, pas de piscine, les transports aussi c'était la galère, recadre Ahmed Hadef, le président. Le foot, c'était tout pour les jeunes. On ne pouvait pas laisser 600 personnes comme ça. » En modifiant par là aussi l'image du quartier des Bosquets et de la ville de Montfermeil, M. Hadef prouve les vertus possibles du foot, avec sérieux et fair-play. Parce que le sport n'est pas un facteur d'éducation en soi, mais uniquement lorsqu'il est ainsi pensé.

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Utilisé pour l'intégration au fil du XXe siècle, avec l'arrivée des grandes vagues d'immigration, le sport a commencé à être vanté pour ses vertus sociales dans les année 1980, sous la gauche de François Mitterrand après les premières émeutes, en banlieue lyonnaise. Avant que le foot ne dégage définitivement l'image positive du vivre-ensemble le 12 juillet 1998, qu'aucun de plus de 20 ans n'a oublié. « J'étais en bas de chez mon père, à Ménilmontant, se souvient le joueur professionnel David Bellion, 15 piges alors. On est parti comme des fous sur les Champs en métro. C'était une grande fête, bien organisée. » Un rassemblement traversant les strates sociales comme rarement. Mais un phénomène surtout amplifié, dans une période d'embellie économique. Outre un football devenu fréquentable, les Bleus de 98 auraient représenté la réussite du modèle hexagonal de l'intégration… Le fameux "black-blanc-beur" des médias et des intellectuels. « Une croyance collective construite progressivement et jamais remise en question, selon William Gasparini, sociologue enseignant à la fac de Strasbourg. Loin des stéréotypes négatifs sur les populations d'origines étrangères, l'image d'une France talentueuse et métissée s'est dégagée, et dessus s'est développé un discours sur la diversité comme atout. » La première récupération politique.

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Photo Wally Lamzaoui.

« Ça m'a fait rire, rien n'a changé, commente aujourd'hui Ahmed Hadef, qui compte sur les nouvelles générations. Quand on regarde les dirigeants du football français, où sont les noirs et les arabes ? » Parmi les conséquences durables du Mondial 98 pourtant, le nombre de licenciés, qui a explosé, les politiques publiques pour utiliser le sport à d'autres fins ont été renforcées et des associations sont apparues. Ainsi, depuis 1997, l'Association pour l'éducation par le sport (Apels) valorise, référence, accompagne et dote des actions de terrain à dimension éducative à travers son programme "Fais-nous rêver". En 20 saisons, plus de 7000 projets ont été intégrés à sa plate-forme et 1000 ont été primés. L'US Pont-Saint-Maxence (Oise) en a par exemple profité pour développer des actions allant de l'accompagnement scolaire à l'aide à l'insertion professionnelle, alors que le club de Sevran (Seine-Saint-Denis) a bénéficié d'une aide à la structuration en intégrant jeunes et parents aux projets. Le rôle des éducateurs est primordial. Jusque dans les plus grands clubs. « Au Red Star (dernier club pro populaire basé à Saint-Ouen et monté en Ligue 2 l'an dernier, ndlr), ils savent serrer la vis en restant cool, il y a toujours du respect je pense, décrypte le Parisien David Bellion. Alors qu'à haut-niveau, le volet éducatif a été oublié, avec la forte pression financière et le manque de lucidité des dirigeants. »

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En 2014, à 31 ans, Bellion, ancien attaquant de Manchester United et de Bordeaux, a fait l'étonnant choix du Red Star. Après sa rencontre avec le président du club lors d'une fashion week, ce passionné d'art se souvient de sa motivation: « La première fois où je suis venu, j'ai vu le stade à l'ancienne, les bâtiments des années 1960 autour, les chants des supporters comme en Angleterre, et ça m'a transporté ! Ce côté brut du foot de la rue qui sent plus la frite et la bière correspond à ma volonté d'être libre. » Malgré une baisse de salaire, David Bellion a le sourire comme jamais lorsqu'il monte sur son scooter pour rejoindre ses potes à l'entraînement. « Dans les tribunes du Red Star, il y a de tout, des grands-pères avec leurs petits-fils, des hipsters, des cailleras… Et ce club de mélanges, c'est mon histoire, je suis Franco-Sénégalais et ma compagne est Italo-Anglaise. »

En attendant de se tourner définitivement vers le monde de la culture, Bellion veut être utile à son club. Aux côtés de son président Patrice Haddad, il participe à l'élargissement de l'opération "Red Star Lab", visant à organiser des sorties street art ou musée pour les jeunes du club. « Ils sont pour beaucoup du même rang social, leur apporter quelque chose de différent par ce biais là, c'est génial », félicite l'attaquant formé à Cannes. Les politiques d'intégration par le foot et le développement d'infrastructures ont néanmoins aussi leurs limites. William Gasparini en donne une: « L'effet pervers, c'est que ça touche surtout les jeunes hommes et ça masculinise l'espace public. » Dans les milieux globalement populaires, le cas de Montfermeil est rare, la pratique dans la rue est peu féminine. L'autre, c'est le communautarisme, celui qui refuse les autres. « C'est marginal, mais ça existe, reconnaît Fabien Guiheneuf, de l'Apels. Un élu me racontait l'autre jour que le président du club de sa ville ne voulait pas serrer la main aux femmes. Qui gère, du coup ? » Pour éviter ces dérives et pousser plus loin les vertus sociales du foot, Guiheneuf milite lui pour « la formation des dirigeants associatifs », ou encore « celle des éducateurs, en intégrant la prise en charge de publics difficiles. »

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David Bellion, aujourd'hui joueur du Red Star. Photo via allezredstar.com.

Dans le bon et le moins bon, l'état du foot hexagonal a donc beaucoup évolué depuis 1998. Les sociologues Gasparini et Lestrelin parlent ainsi de « parenthèse enchantée » et de « fiction vite dissipée ». L'invasion de la pelouse lors de France - Algérie par des Français d'origine algérienne en 2001, puis la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour en 2002, ou encore les émeutes de 2005, prouvent la fin du mythe de la réconciliation. Néanmoins, un tel engouement est-il encore possible aujourd'hui ? Le contexte des tribunes des stades français laisse douter. Cette saison, le nombre d'interdictions de déplacement de supporters a battu des records. « De nombreux textes de loi ont complété le dispositif contre le hooliganisme afin de renforcer le levier répressif et l'encadrement policier, après la forte médiatisation du cas du PSG, complète Ludovic Lestrelin, chercheur spécialisé sur ces questions. On voit se dessiner une individualisation du rapport au spectacle, alors que la force du football est justement de permettre de vivre un fort moment collectif. » Les groupes comme les ultras, mis à mal, un pan de socialisation est en danger. « Le supportérisme occupe une partie de la jeunesse masculine européenne, initie à la vie collective, associative…, enchaîne le maître de conférences à l'université de Caen, qui milite pour l'instauration d'un dialogue. Certains groupes étaient même très ouverts sur l'animation de la vie d'un quartier, mais ils se sont peut-être refermés sur eux-mêmes, par protection. »

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Plus que jamais en 2015 avec les attaques terroristes à Paris, le contexte sécuritaire a pris le pas. Lorsque sont notamment évoquées les "fan-zones", c'est d'abord en termes anxiogènes. Dans ce climat, l'esprit de rassemblement festif est en danger. Entre les affrontements autour de la lutte contre la loi Travail et un chômage toujours plus haut, la comparaison semble impossible avec 1998. « La société se durcit, les inégalités sont criantes, l'augmentation du vote FN indique un malaise profond », enchaîne Lestrelin. Pendant un mois, le foot sera peut-être un échappatoire. « Mais quand les gens retourneront à la maison, je suis sceptique qu'ils aient oublié le reste, arrête le footballeur David Bellion. J'habite à deux pas de République (où se rassemble Nuit Debout, ndlr), je le vois, la jeunesse n'est plus dans la même situation. Nous sommes dans une période très critique pour l'humanité. » Ces derniers jours, le débat sur l'identité, replacé au centre par les accusations de racisme (injustifiées) d'Éric Cantona envers le sélectionneur Didier Deschamps, laisse entrevoir de l'hostilité. « De jour en jour, c'est pire, juge Ahmed Hadef, depuis le 93. La France est un pays compliqué, les gens deviennent racistes avec tout, font l'amalgame pour un rien… » Après l'unité de 1998, la fracture de l'Euro 2016…

Qu'est-ce qu'un succès des Bleus pourrait donc changer ? « On n'attend rien, ça ne changera rien pour nos clubs, pour nos jeunes, répond sèchement M. Hadef. On sera les premiers supporters de la France, mais il y a deux football dans notre pays. » Secrétaire nationale aux sports du PS et élue de Boulogne, Brigitte Bourguignon tente de mettre en avant les actions à la marge, comme l'Euro scolaire UNSS organisé dans le Nord-Pas-de-Calais, pour « ouvrir les jeunes à l'esprit européen, à l'heure où certains veulent nous refermer sur nous-mêmes. » Mais pour la construction sur le long terme, Fabien Guiheneuf a des regrets quant à la faible implication du grand public. « Il y aura plein de petits événements mais ils ne s'intègrent pas dans une stratégie globale d'intégration par le foot, appuie le responsable national de "Fais-nous rêver" de l'Apels, qui en profite pour organiser de grands débats à Saint-Denis. A l'inverse, 500 000 euros du budget dédié au monde amateur du Centre national pour le développement du sport ont été redirigés sur l'Euro… Les politiques vont et viennent, et il n'y a pas de plan pérenne d'éducation par le sport. »

Malgré le rythme effréné de l'enchaînement de l'actualité, nul ne doute de l'instrumentalisation du résultat des Bleus, quel qu'il soit. Encore plus à un an de la présidentielle. « Un succès peut nous permettre de sortir de cette torpeur permanente dans laquelle on aime à baigner, concède Brigitte Bourguignon du PS. Quelles que soit nos origines, nos orientations, ça montrerait qu'on peut faire de belles choses ensemble. » Allusion au FN ? Comme par peur qu'une telle utilisation d'un succès se retourne contre son parti, le conseiller spécial de Marine Le Pen, Eric Domard, répond: « Il n'y a aujourd'hui que Patrick Kanner pour dire qu'une victoire pourrait créer un élan pour François Hollande. Il faut être sérieux deux secondes ! Nous n'avons aucune crainte, le sport n'est pas une manifestation politique. » Qu'importent les pensées politiques, l'équipe de France a une stratégie nouvelle, elle marque des buts et le public français recommence à l'apprécier. En cas de succès sur ses terres, un moment de communion semble encore possible. Aussi éphémère serait-il.

Cet article a initialement été publié sur I-D France.