Quand les basketteurs américains viennent se perdre en France
Illustration Maxime Roy

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Quand les basketteurs américains viennent se perdre en France

Décalage culturel & mal du pays : parfois, l’arrivée dans le championnat français se transforme en galère impossible pour des basketteurs américains “lost in translation”.

« Happy Thanksgiving ! », me lance-t-il à l'autre bout de la ligne dans un éclat de voix un peu triste. J'hésite un instant, un peu surpris. On est bien le quatrième jeudi de novembre. Traduction : aux Etats-Unis, on est en plein jour férié. J'ai une bonne excuse pour l'avoir oublié : je ne fête pas Thanksgiving, comme la majorité des Français, j'imagine. Mais Matt, avec qui je viens de m'entretenir pendant une petite demi-heure, aurait dû, lui, être à ce moment-là attablé en famille autour d'une dinde avec pommes de terre et gelée de canneberges. Après avoir réfléchi à tout ça pendant au moins une seconde et demi, je lui retourne son « Happy Thanksgiving ! » dans un rire gêné, puis je raccroche.

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Matt Carlino ne fête pas Thanksgiving ce soir car il ne vit plus à Marquette dans le Michigan, où il a fait ses études, ou dans le Nebraska qui l'a vu grandir. Depuis l'été 2015, il est en effet installé à Boulazac, ville d'environ 7 000 habitants accolée à Périgueux en Dordogne. Carlino est le nouveau meneur titulaire du BBD, le club de basket de la ville, qui se maintient bon an mal an depuis une dizaine d'années en Pro B (la deuxième division française) avec parfois quelques incursions éphémères dans la division d'au-dessus ou dans celle d'en-dessous.

L'océan Atlantique le sépare de son pays natal, qu'il a quitté pour tenter sa chance en Europe. Avec cette première étape à Boulazac, pas forcément la première destination que choisirait un expatrié américain qui voudrait s'installer en France. Mais pourquoi pas. Matt a 23 ans, une carrière de basketteur pro l'attend, avec des rêves de NBA, et commencer là ou ailleurs, c'est un peu du pareil au même.

« Les gens qui connaissaient la région aux Etats-Unis m'ont seulement dit qu'ils avaient du très bon vin. C'était tout ce que je savais, explique-t-il. Je ne connaissais pas grand-chose à la France en général de toute façon. Je savais juste que j'arrivais en France et j'étais excité. »

Matt Carlino avec Boulazac lors d'un match de Pro B face au Lille Métropole Basket Club le 31 octobre 2015. - Photo Nicolas Ravinaud

A l'été 2015, Matt suit donc les conseils de son agent, qui lui explique la situation du club, le fait qu'il pourra beaucoup jouer, avec un rôle important dans l'équipe. « Je pensais plus d'un point de vue basket en arrivant ici. Je ne pensais pas au côté "J'arrive en Europe, je suis loin de mes proches". » Carlino est l'un des rares rookies du championnat français, que ce soit en Pro A ou en Pro B, l'un des seuls Américains à débarquer pour la première fois en Europe lors de cette saison 2015-2016.

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Heureusement, les clubs français ont la réputation de prendre soin de leurs joueurs. Logement, voiture, il ne reste plus que le frigo à remplir. Histoire que les nouveaux venus se concentrent sur la balle orange. Mais hors des terrains, l'ennui et le mal du pays peuvent poindre. Matt le concède : « Après Marquette, ça a été un peu un choc culturel. Evidemment, je suis ici pour jouer au basket, mais il y a quelques moments où c'est difficile d'être dans une petite ville. Parce que personne ne parle ta langue. C'est très dur. » Passer du campus gigantesque de la fac qui a formé Dwyane Wade à une ville de 6 000 habitants en banlieue de Périgueux, ça peut être un peu déconcertant au début.

Matt m'explique qu'il a pas mal de problèmes pour se faire comprendre des Périgourdins. Quand je lui demande ce qu'il a trouvé étrange dans la culture française, sa réponse est d'abord superficielle : « La bise sur les deux joues. C'est quelque chose que l'on ne fait pas aux Etats-Unis, traditionnellement, on se serre plutôt la main. » Avant de se reprendre : « En réalité, tout est différent. Ce n'est pas une différence drastique, mais c'est quand même différent. Il y a un décalage. »

Tout au long de l'entretien, je sens un fond de mélancolie teinté de mal du pays chez le meneur américain. Jusqu'à ce "Happy Thanksgiving" la gorge nouée : une fête que les Américains passent traditionnellement en famille. Et lui se retrouve là, perdu en plein milieu d'un Périgord où il n'a pas encore de repères. On est le 25 novembre.

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Matt Carlino (à gauche) sous la maillot de Marquette en NCAA face à Villanova le 4 février 2015 - USA Today Sports/Reuters

A peine un mois plus tard, Boulazac annonce que Carlino ne terminera pas la saison avec le club. Le meneur rentre aux Etats-Unis. C'est son coach Antoine Michon qui dévoile la nouvelle juste avant la trêve de Noël, à l'issue d'une défaite à domicile face à Hyères-Toulon : « Je pense que Matt a le talent nécessaire pour pouvoir jouer mais son adaptation à la vie européenne rend cela impossible. On laisse toujours un peu de temps pour l'adaptation mais j'ai vu assez vite que c'était quelque chose de rédhibitoire. Il est venu me voir il y a environ un mois pour me donner son sentiment. Il a peut-être une opportunité pour rejoindre une équipe de D-League et se rapprocher de sa famille. »

En dix matches de Pro B, Carlino aura totalisé 12,4 points à 41%, 3,3 rebonds et 2,8 passes décisives pour 11,3 d'évaluation. Plutôt de belles perfs, même si du côté des observateurs de la deuxième division, on le trouvait encore un peu tendre pour être leader d'équipe. Matt continue désormais à shooter à tout va en NBDL, la ligue de développement de la NBA : il a rejoint les Rio Grande Vipers le 6 janvier dernier.

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Il m'a toujours semblé improbable de voir des Américains débarquer à Gravelines. J'ai grandi dans le Nord-Pas-de-Calais, entre Calais et Dunkerque, et, très jeune, j'ai suivi mon père au Sportica pour aller soutenir le BCM. Pas que Gravelines soit un trou perdu où on crève forcément d'ennui, non. Simplement, je me suis toujours demandé comment vivaient les basketteurs américains qui arrivaient dans une ville de taille moyenne dont la réputation hors basket s'était construite essentiellement sur sa centrale nucléaire.

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Comment se sentaient des joueurs qui rêvaient tous de NBA et qui débarquaient là sans connaître la langue, la culture, les habitudes de vie ? Qui passaient des salles surbondées du college basketball aux déplacements dans la salle des Sept Arpents de Souffelweyersheim (1 500 places) ? Pour des salaires, qui, certes, se comptent généralement en plusieurs SMIC, mais qui ne sont pas non plus extravagants pour des sportifs de haut niveau, surtout si on les compare à ceux proposés par la plupart des autres championnats européens. En France, les plus gros salaires tournent ainsi autour des 20 000 euros par mois.

Beaucoup de villes hébergeant des clubs professionnels historiques sont des villes de taille moyenne : Cholet, Chalon-sur-Saône, Roanne, Châlons-en-Champagne, Pau… Peu de métropoles, pas les communes les plus peuplées de France, mais surtout pas les villes les plus accueillantes pour les expatriés. Sans faire de provinçophobie, ce ne sont pas les destinations que je choisirais en premier si j'étais un Américain qui devait faire une année d'échange en France. Ça marche aussi dans l'autre sens : si on me proposait de partir un an aux Etats-Unis, je choisirais difficilement d'aller m'enterrer dans le fin fond du Dakota du Sud.

Mais les basketteurs américains n'ont pas forcément le choix : l'Europe est pour eux un grand territoire indifférencié et ils atterriront dans le club qui leur fournira la meilleure proposition sportive et financière. Quitte à se retrouver dans le fin fond de la diagonale du vide et y crever d'ennui, ou de mal du pays.

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Pour preuve, chaque année, des basketteurs américains arrivés en France à l'intersaison repartent au bout de quelques mois. Pour divers problèmes : décalage culturel, problèmes familiaux. Mais traditionnellement, avec la trêve de Noël arrive le temps des communiqués de clubs annonçant que tel ou tel joueur ne reviendra pas.

Le 2 janvier dernier, c'était l'arrière de l'ASVEL, D.J. Newbill, qui décidait de rester aux Etats-Unis après le décès de sa grand-mère. « C'est un très bon gars, mais il est confronté à une situation humaine triste. Il a eu l'honnêteté de nous dire qu'il a besoin de temps pour régler des choses là-bas », confiait alors le manager général de l'ASVEL Nordine Ghrib. C'était la première expérience en Europe de Newbill, qui tournait à 6,7 points par match avant de quitter Villeurbanne.

Deux ans auparavant, l'ASVEL connaissait déjà le départ d'un de ses Américains. Cette fois-là pour cause avérée d'adaptation difficile à la vie française. Un cas d'école. Pierre Jackson, 22 ans, première saison en pro, débarque à Villeurbanne, sans trop savoir où il met les pieds. « Je savais uniquement que Tony Parker avait déjà joué là bas… Aux Etats Unis en fait, les jeunes joueurs et leur environnement ne sont focalisés que sur la NBA et n'imaginent pas qu'on peut se développer ailleurs », expliquait-il sur le site du club.

Pierre Jackson sous le maillot des Baylor Bears, le club de son université en 2012, un an avant d'arriver à l'ASVEL - Chris Keane/Reuters

Un futur crack, destiné à être le meneur titulaire de l'ASVEL. Seulement, deux semaines avant le début de la saison, Jackson se barre. Sans donner de préavis, la veille d'un tournoi amical à Bourges. « On va dire qu'il a le mal du pays… Je sentais que ce n'était pas facile pour lui et je lui avais laissé du temps… », commente à l'époque le coach Pierre Vincent.

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Et des exemples comme ceux-là, il y en a régulièrement. Sam Dower à Boulogne-sur-mer, Derrick Nix à Orléans… Des joueurs américains qui viennent pour le basket, mais qui, une fois sur place, se retrouvent confrontés au quotidien dans un pays dont ils ne connaissent ni les codes, ni le langage.

A Gravelines, tout est fait pour que les Américains arrivent dans les meilleures conditions possibles. « Chouchoutés » est un mot qui revient régulièrement. « Ils sont bien couvés. C'est le même accompagnement dans tous les clubs. On leur règle leurs soucis administratifs pour qu'ils n'aient plus qu'à penser au basket. » Arnaud Marius est le General Manager du BCM Gravelines. C'est lui qui s'occupe de l'accueil des Américains quand ils débarquent dans le Nord. « Certains sont surpris en arrivant. Mais je ne pense pas qu'ils se disent non plus "Oula, où est-ce que je suis tombé ?". »

Le travail se fait en amont, à la signature du contrat : il faut expliquer la situation territoriale du club, pour que le joueur se fasse une idée de la vie qu'il aura en dehors des parquets, une fois sur place. « On leur dit qu'il y a Lille pas loin et Paris à une heure de TGV. La Belgique aussi. Et on leur explique qu'il y a des avantages à vivre dans une petite ville. Leur logement sera forcément à moins de dix minutes de la salle, ils pourront venir s'entraîner quand ils veulent, en dehors des entraînements collectifs. Les joueurs américains font souvent beaucoup d'heures sup, parce qu'ils sont en Europe pour se faire une place. »

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Et puis, la réglementation sur le nombre de joueurs étrangers présents par équipes s'étant relâchée (la Ligue autorise désormais cinq joueurs non formés localement dans les équipes de Pro A et trois en Pro B), les basketteurs US retrouveront généralement un fort contingent américain une fois dans leur nouveau club. A Gravelines, ils sont quatre, mais c'est toute l'équipe qui se retrouve une fois par semaine pour une sortie de groupe. « On souffle parfois des idées d'activités au capitaine de l'équipe ou même au kiné, qui fait le lien entre le staff et l'effectif », indique Arnaud Marius.

Une situation qui se retrouve dans chacun des clubs français. Tyler Kalinoski est l'arrière de Chalon-sur-Saône depuis la rentrée 2015. Un rookie, lui aussi, qui vit sa première saison en Europe après un cursus à l'université de Davidson en Caroline du nord. « On sort généralement avec les autres Américains, avec les Français aussi, manger quelque part, explique-t-il dans un anglais maxillaire. J'étais un peu nerveux en arrivant ici, je ne savais pas comment j'allais m'adapter au basket européen. Mais les gens de Chalon m'ont mis à l'aise. »

Tyler Kalinoski, l'un des rares Américains à effectuer sa première saison en France cette année, sous le maillot de l'Elan Chalon.

L'une des principales difficultés pour s'adapter rapidement à la culture française reste la barrière de la langue. Les clubs proposent donc des cours de français aux joueurs qui arrivent, ainsi qu'à leurs familles. Tésy Wattez était la prof de français des Américains du BCM Gravelines pendant la saison 2014-2015. « On a l'image des sportifs qui ne s'intéressent à rien, mais c'est faux, explique-t-elle. J'avais un couple qui était très motivé, et un autre joueur qui était en France depuis plus longtemps et qui s'intéressait vraiment à la culture française. Il savait même qui était Jean-Claude Brialy ! »

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Parfois, c'est l'entourage qui vit mal son adaptation à la France. « Il y avait la compagne d'un joueur, Blair, une jeune femme brillante de 25 ans qui avait fait des études de communication, raconte Tésy Wattez. C'était difficile pour elle, elle disait qu'elle s'ennuyait… Elle n'arrivait pas à se faire comprendre dans les magasins alors qu'elle avait un bon niveau de français. C'était Gravelines et ça aurait été différent à Paris, je pense. En plus, elle était devenue femme au foyer avec un bébé, c'est pas évident. Elle me disait "c'est un peu frustrant, je ne sais pas combien de temps on va rester en France". »

L'arrivée en France, Daviin Davis l'a vécue un peu difficilement, lui aussi. C'était il y a cinq ans, du côté d'Evreux, en Pro B. En 2016, il est toujours en France, toujours en Pro B, à Saint-Quentin. « J'étais surpris par les différences de culture, par les gens qu'on peut trouver ici. J'étais un Américain typique, je ne faisais que des trucs d'Américain. Au début, je n'aimais pas la nourriture d'ici, le langage était compliqué. J'étais un peu seul. Et puis je me suis adapté, je suis devenu plus ouvert d'esprit. Je me suis intéressé au foot par exemple. Quand je suis arrivé à Evreux, j'ai joué avec un autre Américain, et puis, pendant quatre saisons, dans les clubs où je suis passé (Blois, Souffelweyersheim puis Saint-Quentin, ndlr), j'étais le seul US dans l'équipe. Ça t'oblige à t'intégrer. C'est une bonne chose quelque part. »

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Davis s'est si bien intégré qu'il fait désormais partie du comité directeur du Syndicat national du basket (SNB). En 2014, il est ainsi devenu le premier joueur étranger à intégrer le comité directeur du SNB, qui « représente les joueurs et leur offrent des services qui les aideront pendant et après leur carrière sportive », dixit leur site officiel. Un poste qui lui permet de se faire l'avocat de la cause des Américains de Pro A et de Pro B, notamment sur les questions extra-sportives. Et il y a du boulot.

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Jean-François Reymond est en pleine tournée en ce mois de janvier. Ville après ville, il va informer les joueurs de Pro A. Là, le directeur du Syndicat national du basket est à Chalon. Plusieurs thèmes sont abordés : le dopage, les paris sportifs ou la reconversion, un cheval de bataille important du SNB. L'adaptation des joueurs américains fait aussi partie des champs d'action du syndicat.

« On essaie de voir tous les joueurs. On a aussi une permanence, ils peuvent nous appeler sur des sujets particuliers. On parle de beaucoup de choses avec les joueurs américains. Même ceux qui sont là depuis longtemps peuvent avoir des problèmes. Par exemple, là, on est venu parler avec un Américain qui est en France depuis trois ans et qui ne paye pas son impôt sur le revenu. On avait besoin de le mettre face à ses responsabilités. On a parfois affaire à de grands enfants. »

Trouver ses repères n'est pas chose aisée quand on arrive dans un pays, d'autant plus quand on sait que cela pourrait être pour une courte durée. Le rôle du SNB est donc d'assurer ce rôle de liant, d'oreille attentive en cas de souci lors de l'arrivée en France. Jean-François Reymond continue : « Ils demandent parfois des infos, comme un joueur du Paris-Levallois qui nous a demandé des renseignements pour l'école pour sa fille. Je l'ai mis en contact avec un ancien joueur américain du PL, qui lui aussi avait une fille quand il jouait à Paris. On essaie de créer ce réseau de joueurs, de le valoriser. De leur dire qu'ils peuvent s'aider. »

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Visite aux joueurs de l'@UJAPQuimper29 .L'occasion de voir Laurent Foirest, entraîneur et ancien membre SNB pic.twitter.com/CZ9LFS8Mas
— SNBASKET (@SNBasket1) 30 Décembre 2015

Cela passe aussi par une newsletter mensuelle. Celle-ci comportera bientôt une nouvelle chronique, assurée en alternance par deux joueurs bien connus de la Pro A : le Nigérian Uche Nsonwu-Amadi, retraité l'été dernier, et le Dominicain Jeff Greer, qui joue à Poitiers, en Pro B. Ce sont eux qui ont proposé au SNB de parler des soucis d'adaptation dans la newsletter, de leur propre initiative. Preuve que l'installation en France était une problématique que se posaient de plus en plus de nouveaux venus et qui restait sans réponse.

Jeff Greer assume d'ailleurs au quotidien ce rôle de grand frère auprès des Américains qui débarquent en France. « Quand je suis arrivé en France, au début des années 2000, il n'y avait que deux Américains par équipe. Ça faisait 30-35 Américains en tout. Maintenant, il y en a beaucoup, beaucoup plus. » Du coup, il accueille les rookies chez lui, comme l'avaient fait ses coéquipiers plus âgés dans les équipes dans lesquelles il est passé. Lors de son passage au Havre, c'était Derrick Lewis ou Jermaine Guice.

« Cette année, il y a un jeune rookie qui fait sa première saison en Europe. La première fois, je l'ai invité chez moi, explique Jeff Greer. Dès qu'il est entré, je lui ai dit : "Maintenant, on ne fait plus comme ça. Dès que tu veux venir, tu viens." Il fait partie de la famille maintenant, il joue avec mes enfants, il vient comme il veut. C'est ce que faisaient les mecs plus vieux dans les clubs où je suis passé. »

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C'est parce qu'il se souvient de ses difficultés lors de son arrivée en France, à Vichy en 2001, que le Dominicain sait qu'il est compliqué de s'adapter quand on est un jeune joueur venu d'Amérique du nord. « C'était la première fois que je vivais tout seul. J'étais très jeune. J'arrivais de New York. Je devais tout faire par moi-même en ne connaissant pas la langue. Je devais faire mes courses seul. C'était deux fois plus difficile, parce que j'apprenais à vivre seul et, en plus, dans un pays étranger. »

A l'époque, Jeff ne sort pas. Sur son temps libre, il regarde des séries TV, des films, chez lui. De New York à Vichy, il perd ses repères : lui qui, par exemple, faisait ses courses le soir, s'étonne qu'en France les magasins ferment si tôt. « Après deux semaines à Vichy, je voulais rentrer chez moi. Et puis j'en ai parlé à ma famille, à mon frère (Ricardo Greer, longtemps une coqueluche de la Pro A lui aussi, ndlr), et ils m'ont dit "Reste encore deux semaines, et tu verras". J'ai bien fait. » Quatorze ans plus tard, le Dominicain est toujours en France.

Jeff Greer sous le maillot de Poitiers en Pro B, à la fin d'une rencontre face à Souffelweyersheim lors de la saison 2013-2014. - David Bernardeau

Avec cette augmentation du nombre de joueurs non formés localement autorisés dans les équipes, la pression sur les épaules des Américains s'est un peu relâchée. Mais le joueur US a toujours ce statut un peu particulier de joker dans les effectifs. La plupart des excellents prospects qui échouent à assouvir leurs rêves de NBA en se faisant recaler à la draft finissent par atterrir en Europe. Là, l'Américain est une matière première très prisée pour faire tourner une équipe. Et, avec le nombre restreint de places pour les US dans les effectifs, il y a pour lui une obligation de rendement rapide.

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Du coup, la phase d'adaptation se doit d'être accélérée. Bon, c'est de moins en moins vrai, mais ces quinze dernières années, si l'Américain ne donnait pas satisfaction, l'équipe et le joueur trouvaient un accord plus ou moins mutuel pour se séparer. Le club partait alors à la recherche d'un autre US, un de ces jokers qui peuvent sauver une saison. Vu que dans le championnat français il n'y a pas de période de transferts, le couperet pouvait tomber à n'importe quel moment. Cette sorte de "marché aux bestiaux yankees" tend à devenir de moins en moins d'actualité, comme l'explique Jean-François Reymond du SNB : « Vu qu'il y a plus d'étrangers aujourd'hui, ils ont aussi moins de responsabilités. On n'attend pas que les Américains marquent tous 25 points par match non plus. »

« Ce n'est pas parce que les basketteurs ont des physiques de surhommes qu'ils ne souffrent pas. » Jean-François Reymond, directeur du SNB

Reste tout de même qu'il y a une flexibilité assez étonnante chez les clubs de Pro A. A Gravelines par exemple, en plein mois de décembre, alors que le club était leader du championnat, on a choisi de remplacer le meneur géorgien George Tsintsadze (3,9 pts et 1,6 passe décisive en 12,4 minutes par match) par l'ancien meneur du Havre Tyrone Brazelton. Le Géorgien est parti renforcer Rouen qui venait, eux, de se retrouver sans meneur à la suite du départ surprise de Kerron Johnson pour le club de Ludwigsburg en Allemagne. Un jeu de chaises musicales entre joueurs étrangers qui arrive assez régulièrement.

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Dans tout ça, les Américains ont la pression du résultat. Daviin Davis de Saint-Quentin le sait bien : « Il faut faire ses preuves rapidement. Je dis à beaucoup de joueurs qui arrivent pour la première fois en France, "mettez vous au niveau". Si personne ne vous connaît dans la Ligue, si les joueurs d'en face ne vous craignent pas, ça ne sert à rien. »

L'adaptation au pays, la pression du résultat : il faut donc du mental pour jouer en Pro A. Et si le joueur traîne son mal-être sur les parquets, qui viendra l'aider ? A Gravelines, Arnaud Marius assure « qu'il a un numéro, au cas où » d'un psychologue du sport.

Au SNB, le service a été mis en place en début de saison. Une psy du sport, basée à Nantes, peut venir en aide aux basketteurs qui le souhaitent. Mais à entendre Jean-François Reymond, il semble que peu de joueurs se soient pressés dans son cabinet pour l'instant. La psychologie du sportif, la préparation mentale, sont des domaines un peu délaissés dans le basket français. Le directeur du SNB abonde : « C'est quelque chose qui se fait beaucoup aux USA, mais pas trop en France, surtout dans les sports collectifs. Alors que ça peut très bien marcher. Regardez Adrien Moerman : il a pris un préparateur mental la saison dernière. Et c'est d'ailleurs la première personne qu'il a remerciée quand il a reçu son trophée de MVP de la saison 2014-2015. »

Jérôme Fournier est, lui, à la fois entraîneur de l'équipe de basket féminin du Toulouse Métropole Basket et titulaire d'une maitrise en psychologie clinique et pathologique. Autant dire que le mental dans le basket, il connaît. Pour lui, les performances sur le terrain sont indissociables du bien-être hors des parquets. Il invite même les clubs à s'inquiéter de l'environnement des joueurs : « C'est important de se "mêler" entre guillemets de leurs vies hors basket. Il faut accompagner les gens hors du terrain, en étant le plus bienveillant possible. C'est indispensable. » Histoire que le club mette toutes les chances de son côté en ayant des joueurs biens dans leur peau.

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Parce que, comme le dit Jean-François Reymond, « il y a des gens qui souffrent. Ce n'est pas parce que les basketteurs ont des physiques de surhommes qu'ils ne souffrent pas. »

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« Est-ce que je fais le service après-vente ? Oui, cela arrive qu'ils m'appellent s'ils ont un problème : comment on fait pour le Wi-Fi ? Comment je m'achète un téléphone portable ? Des choses comme ça. »

S'il y a un homme qui connaît bien la condition des basketteurs américains en France, c'est Craig Spitzer. L'homme fait 2,15 m, pas étonnant alors qu'il ait choisi d'ouvrir un magasin de vêtements grandes tailles. Mais à côté de sa boutique du 6e arrondissement lyonnais, Spitzer a gardé une autre affaire qui tourne bien : il est l'agent de plusieurs Américains de Pro A. Et ce, depuis trente ans.

Aujourd'hui, à 70 ans, il n'est plus vraiment le "nabab" des agents de joueurs en France comme le surnommait Libération en 1998. Spitzer conseille quelques Américains comme Jason Rich et Eric Dawson du Paris-Levallois ou Murphey Holloway à Cholet. Arrivé en France en 1976 après des passages par la NBA (un an aux Chicago Bulls), la CBA, Israël, la Suède et les Pays-Bas, il a connu l'époque où les clubs n'avaient droit qu'à un seul joueur étranger, souvent américain. La « génération de George Eddy » comme il l'appelle.

Pour lui, l'adaptation était plus difficile à l'époque qu'elle ne l'est aujourd'hui : « Il n'y avait qu'un Américain par équipe, pas de chaînes de TV en anglais, rien. J'ai dû m'adapter très rapidement. C'était plus difficile qu'aujourd'hui où tout le monde parle anglais. Heureusement, j'avais une oreille pour les langues. »

« Au début, quand il n'y avait pas de McDo, il y avait deux façons d'aborder son arrivée en France: vivre comme aux USA, ou essayer de s'adapter. Aujourd'hui, les joueurs sont mieux préparés, les moyens de communication instantanés sont faciles d'accès (Skype, Facebook etc). Et avec la mondialisation, ils peuvent voir des films en anglais sur Internet facilement, il y a partout des McDo ou des Pizza Hut. »

Il est vrai que l'adaptation des joueurs américains est une problématique qui s'est peu à peu amenuisée au fil des décennies. Pas forcément parce qu'on trouve des McDo jusqu'à Boulazac - il reste difficile de fêter Thanksgiving en mangeant un Big Mac - mais plutôt parce qu'il est moins compliqué de rester en contact avec ses proches à l'autre bout de la planète.

Alors certains s'acclimatent tellement bien qu'ils choisissent de rester plus d'une saison. Ils sont même des dizaines de basketteurs américains à être tombés amoureux de la France au point d'y faire toute leur carrière, ou même de vouloir y vivre une fois les shorts rangés au placard. Les exemples sont légion : Tony Stanley, JK Edwards, Bernard King, Marcellus Sommerville…

Cédric Miller (à droite) sous le maillot de Cholet en 1999. Il effectuera toute sa carrière en France avant de devenir entraîneur des jeunes à Boulogne-sur-mer. - Charles Platiau/Reuters

C'est le cas aussi de Daviin Davis, à Saint-Quentin : « Je ne pense pas que je quitterais la France. J'aime la culture française, ici les gens sont forts, ils résistent. J'ai plus d'amis en France qu'aux USA maintenant. » Pour Jeff Greer, la question va bientôt se poser : « La France, c'est ma deuxième patrie, je m'y suis habitué. Mes enfants sont plus habitués à vivre en France qu'aux Etats-Unis donc on va devoir décider de cela avec mon épouse. »

Et quand on demande à Craig Spitzer pourquoi certains Américains comme lui, George Eddy ou ceux qu'il a conseillé comme agent, restent en France, il a une réponse déjà toute faite : « Aaah. S'ils restent en France, c'est souvent à cause des femmes. »

Adrien est sur Twitter.