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Sports

Dans les rangs de la Yellow Army de Clermont

Reportage auprès des choeurs de "l'armée jaune", les supporters du club de rugby auvergnat qui affronte le Racing ce vendredi soir, à Rennes, en demi-finale du Top 14.

C'est un cratère de verre et d'acier en plein Clermont, surplombé par les volcans de la chaîne des Puys. Endormi toute la semaine, le stade Marcel-Michelin se réveille à chaque match pour accueillir l'ASM et son public en fusion, la Yellow Army. Une déferlante de plusieurs milliers de supporters qui animent ce quartier de la ville, berceau de l'usine Michelin, dont les hangars et les cheminées en brique rouge témoignent encore du passé ouvrier de la ville.

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En ce dimanche printanier, la bruine qui hache le ciel donnerait presque un air maussade aux abords du stade, si quelques touches de couleur n'égayaient pas déjà le parvis de l'enceinte. Car dans les rues et dans les bars alentours, toutes les silhouettes sont vêtues du même maillot jaune et bleu, celui de l'ASM. Dans quelques heures, les joueurs clermontois, leaders du Top 14, vont affronter le Stade Français, qui les avaient défaits en finale la saison dernière. Et si Rougerie, Parra et Chouly sont déjà dans leur avant-match, les supporters aussi. Au même titre que les joueurs, le public du Michelin a une réputation à défendre, celle de meilleur public d'Europe, acquise au fil des années et consacrée en 2010. Cette année-là, Clermont joue un match de H Cup à Dublin contre le Leinster. Les supporters de la province irlandaise sont tellement impressionnés par la ferveur auvergnate qu'ils baptisent le public "jaunard" la Yellow Army, en référence à la Red Army de l'autre province irlandaise, le Munster. Un nom resté depuis et jamais démenti, puisqu'avec 17 000 spectateurs de moyenne dans un stade de 19 000 places, l'ambiance est toujours garantie "au Michelin".

Aujourd'hui, une partie des troupes s'est retrouvée au Retro, un bar devenu peu à peu le QG des Ultravulcans, l'un des nombreux groupes de fans de l'ASM. A l'intérieur, Eric, Jean-Luc et leurs amis épongent le rouge ingurgité à midi à coups d'entrecôtes et de flan nature. Voilà déjà un moment qu'une quarantaine d'ultras s'est retrouvée dans le bar, assez pour que Jean-Luc, ancien deuxième ligne qui en a gardé le physique, se lance dans un air de sa composition : le fouchtri fouchtra, une chanson « 100% auvergnate », garantit son créateur, qui entonne le premier couplet. Jean-Luc s'interrompt pour expliquer, hilare, d'où lui est venue l'idée de cette chanson : « Fouchtri fouchtra, c'est une expression de patois auvergnat qui signifie vaille que vaille. Je suis fier de cette chanson parce qu'elle colle bien au destin de l'ASM avec toutes ces finales perdues. Et puis les paroles sont tellement intelligentes ! Si j'ai pas le prix littéraire l'année prochaine, je rends mon tablier. Ou alors, je m'inscris à l'Eurovision, je sais pas. »

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Rires des copains, autodérision. Ici, les ultras mettent une ambiance bon enfant. « Les ultras en rugby, c'est pas se rentrer dans la gueule, c'est pas la même ambiance que le foot », glisse Eric et son maillot floqué "16e homme" entre deux solos de Jean-Luc à l'accordéon. Le fouchtri fouchtra fini, Eric, le président du club, sonne le départ pour le stade, armé de sa grosse caisse qui l'accompagne à chaque match. Et la joue modeste : « C'est sûr qu'on participe grandement à l'ambiance spéciale du stade. Mais le public était déjà très bruyant avant nous. Les ouvriers Michelin assuraient le spectacle en tribunes par le passé. Les clubs de supporters sont arrivés seulement avec la professionnalisation du rugby. »

Car le rugby et Clermont, c'est une longue histoire, bien longtemps écrite par le géant du pneumatique. A sa création en 1911, le club s'appelait même Association Sportive Michelin, il avait été fondé par les dirigeants du groupe pour offrir une activité physique et un divertissement aux salariés le week-end. Bon nombre des joueurs et supporters du club étaient d'ailleurs des "bibs", des employés de la maison. Mais peu à peu, les cols blancs ont succédé aux bleus de travail et la population de Clermont et le public du Marcel-Michelin ont changé.

Aujourd'hui, l'entreprise n'emploie plus que 14 000 personnes sur place, deux fois moins que dans les années 80. Et surtout, la proportion des ouvriers parmi les salariés a considérablement baissé. Depuis sa loge qui surplombe la pelouse, Eric de Cromières, président de l'ASM et ancien haut-gradé de Michelin, confirme cette lente évolution : « Les employés Michelin représentent toujours une grande partie des spectateurs, mais ils n'ont plus le même profil. Il y a moins d'agents de production à Clermont aujourd'hui et plus d'ingénieurs ou d'employés de bureau. Le seul signe qui montre que d'anciens ouvriers Michelin viennent encore au stade, c'est qu'on a une moyenne d'âge du public plus élevée que le reste des stades en France. Je pense que c'est en partie lié. »

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La Yellow Army à Saint-Etienne, aux abords de Geoffroy-Guichard, avant le demi-finale de Coupe d'Europe 2015 face aux Saracens. Photo Didier Chbd.

Effectivement, parmi les Ultravulcans réunis aujourd'hui, peu de "bibs". Eric, cuistot de profession, mène ses troupes dans le virage, où ils installent les grosses caisses et les bâches. Une organisation méticuleuse pour une rencontre à la saveur particulière, puisqu'aujourd'hui, c'est la dernière de Jamie Cudmore au Michelin, lui, l'emblématique deuxième ligne canadien de l'ASM. « Jamie, c'est un mec en or, il nous ressemble, il est plus Auvergnat qu'un Auvergnat », lâche Jean-Luc, dithyrambique. Visiblement, il n'est pas le seul à adorer "Le Bûcheron" de 37 ans, connu pour ses balades en moto dans la ville et ses coups de sang sur le terrain. Dans le stade, les banderoles "Merci Jamie" et les drapeaux canadiens flottent un peu partout pour honorer le symbole de cet ASM nouveau cru, toujours fidèle à son passé mais entré de plain-pied dans l'ère du rugby-business internationalisé.

C'est en tout cas la vision défendue par Eric de Cromières : « En Auvergne, on a su s'ouvrir au monde, aussi bien les entreprises locales que le club. Jamie Cudmore en est un bon exemple, il a été accueilli à bras ouverts parce qu'il défendait les mêmes valeurs que nous, le travail et l'opiniâtreté. » Année après année, l'effectif de l'ASM s'est effectivement internationalisé. Enfant du pays formé au club, Anthony Floch a pu observer cette évolution, lui qui a joué à l'ASM pendant onze ans. A son arrivée en équipe première en 2002, ils n'étaient "que" 7 joueurs étrangers, contre 13 aujourd'hui. Sans que le club ne perde son ancrage local, ni l'immense ferveur qui va avec : « L'ASM c'est un peu l'étendard de la ville, c'est l'emblème de la région. Les joueurs étrangers sont bien intégrés, et les supporters les acceptent parfaitement », résume l'arrière qui aura vécu ses plus belles années de rugbyman en Auvergne. J'ai vécu des moments incroyables à l'ASM, comme cette finale perdue contre le Stade Français en 2007. Pendant que les Parisiens fêtaient leur titre sur les Champs devant 500 supporters, nous, à notre retour sur la place de Jaude (la grand place de Clermont, ndlr), il y avait 30 ou 40 000 personnes qui nous attendaient ! »

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Avec la Yellow Army, la notion de 16e homme prend tout son sens. Photo Bastien Asm.

Sur le terrain, le match débute sans Jamie Cudmore, laissé sur le banc par l'entraîneur Franck Azéma pour avoir son ovation lors de sa rentrée. Et contre toute attente, ce sont les Parisiens, pourtant douzièmes du championnat, qui bousculent les Clermontois. Le capitaine du Stade Français Sergio Parisse est copieusement sifflé à chacune de ses prises de balles ou de ses nombreuses interventions auprès de l'arbitre : « Parisse, tu parles trop, mets-toi à la chanson », hurle un supporter sous son casque à la Vercingétorix. Les sifflets pleuvent sur l'Italien, pris en grippe par le Michelin. Eric, Jean-Luc et leurs compères, eux, donnent du tambour sans s'en soucier. Non loin d'eux, Martin, 26 ans et ancien joueur de l'ASM en équipes de jeunes, apprécie peu la bronca : « Les gens qui sifflent sont souvent incapables de t'expliquer la règle du hors-jeu, ce qu'est un en-avant ou un drop. C'est des rugbyx ! Ils font semblant de connaître les joueurs parce qu'ils les ont croisés en boîte à Clermont. En fait, c'est devenu très m'as-tu-vu de venir au stade pour se donner un côté fédérateur et populaire », rage-t-il dans son coin. Même bémol pour Jean-Luc, qui doute des connaissances historiques approfondies des « néo-supporters » sur l'ASM : « Ils gueulent tous parce qu'on perd toutes les finales. Mais je préfère ça que les années 2001/2002/2003, quand on serrait les fesses et qu'on était à la limite de descendre en Pro D2. Ceux qui râlent aujourd'hui, ils n'étaient pas là quand on mangeait la galette des rois contre Narbonne sous la neige et que le match a été annulé. Moi j'ai connu tout ça, alors je prends patience. »

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Belle philosophie, qu'adoptent également les joueurs de l'ASM sur la pelouse. Avant la pause, le pack clermontois martyrise son vis-à-vis et obtient un essai de pénalité. Morgan Parra assure le 100% au pied pour le plus grand plaisir du public. Depuis son siège, Christine Rougerie, la mère d'Aurélien, également adjointe aux Sports à la mairie, observe les tribunes remplies à ras bord : « Je pense qu'effectivement beaucoup de personnes ici sont devenues 'consospectateurs' », commente-t-elle sans pour autant s'en inquiéter. Car dans sa bouche, le terme n'a rien d'insultant : « Bien sûr, ils ont moins cette conscience identitaire que les vieux de la vieille, mais ils renforcent l'image du club à leur manière. Ils se prennent en photo avec l'étendard de l'ASM sur la grande muraille de Chine ! Ça permet de mieux représenter le club et la ville à l'international. »

D'autant que certains petits nouveaux, comme Marie, sont tout aussi calés sur l'histoire et le patrimoine du club que les grognards de la première heure. La jeune fille a 19 ans, elle vient à peine d'avoir son bac et de quitter Saint-Etienne, mais elle concurrence les Ultravulcans en terme de passion et de goût douteux. Derrière son maquillage "larmes mal dégrossies jaunes et bleues", elle assure avoir choisi de s'inscrire à la fac de Clermont « à 95% pour se rapprocher de l'ASM. Les cours, il y avait les mêmes à Saint-Etienne, mais j'ai un peu enjolivé les choses auprès de mes parents pour que ça passe. » Comme pour beaucoup d'autres recrues récentes de la Yellow Army, sa passion remonte au Brennus remporté en 2010 par les Jaunards. Ce qui ne l'empêche pas de connaître « tout le passé du club, même les périodes les moins fastes ». Car la Stéphanoise le clame haut et fort : « Je suis une vraie fan, pas une opportuniste ! »

C'est toute une ville qui vibre pour son équipe de rugby. Photo Maïna Le Coz.

La teenager interrompt subitement sa plaidoierie. Comme tous les spectateurs, elle vient d'entendre l'annonce du speaker : Jamie Cudmore va rentrer. Standing ovation du Michelin pour son Canadien préféré. Eric, aussi timide dans la vie que déchaîné en tribunes, tambourine deux fois plus fort sur sa grosse caisse, surexcité. L'ambiance porte un peu plus les joueurs qui marquent un nouvel essai grâce à Parra. Dans les tribunes présidentielles, le gratin local applaudit à tout rompre sous les yeux d'Eric de Cromières, qui présente tour à tour les notables installés : « Ici, vous pouvez voir la préfette, la recteur, les généraux du coin, l'ex-ministre Hortefeux, le maire bien entendu, les patrons de toutes les grandes entreprises, vous rencontrez tout le monde ici, c'est the place to be, c'est ahurissant. A leur manière, eux aussi font partie de la Yellow Army. L'ASM, c'est la seule chose dans la région qui rapproche autant de gens différents. » Une unité auvergnate bien résumée par Jamie Cudmore lui-même dans les colonnes de l'Equipe : « Les gens en Auvergne dégagent les mêmes valeurs que moi : ce sont des travailleurs. ils ne trichent jamais. Ils sont toujours présents dans les moments difficiles et dans les moments de gloire. C'est un plaisir de jouer devant eux : ils connaissent le rugby, ce sont de vrais supporters, pas des spectateurs. »

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La fin du match sifflée, dans les travées, les gorges se nouent, certains regards s'embuent alors que Cudmore achève son tour d'honneur. Au compte-goutte, les spectateurs quittent le Michelin après la victoire des leurs, 36 à 10. Parmi eux, Guy, 67 ans, dit "Piquouic", agite le coq en peluche qui lui sert de bonnet et la cloche pendue à son cou. Son visage un peu couperosé peinturluré, ce vieux bonhomme, star du Michelin, assure le show dans sa grenouillère jaune et bleue. Il faut dire qu'il sait mettre l'ambiance, puisqu'à peine sorti de l'enceinte, il balance ses derniers pétards dans la rue pour fêter la victoire en criant : « L'ASM, à chaque fois qu'ils ont un match, j'y pense huit jours avant. J'en suis fou ! Je prépare mes affaires chez moi toute la semaine, je repasse même ma combinaison. » A chaque rencontre et malgré une hanche douloureuse, Guy tente de ravir tous les spectateurs, néophytes ou vieux briscards. Sans distinguer ni opposer ces différents supporters : « Ce qui compte pour moi, c'est que le Michelin est le seul endroit que je connais où tout le monde sourit », pose-t-il appuyé sur sa canne. Sur le parvis, comme tous les autres supporters qui rentrent chez eux, Guy s'arrête au stand d'une célèbre marque de pain de mie locale qui distribue des monceaux de ses produits. "Piquouic" en embarque carrément une cagette entière : "Pour demain matin ce sera parfait, la tartine au Nutella aura un peu le goût ASM ", conclut-il, ravi. Un dernier regard au Michelin et Guy quitte les lieux, clopin clopant. Aujourd'hui encore, le vétéran de la Yellow Army a bien servi la patrie.