​L'ahurissante descente aux enfers de Patrick Keil, juge de l'affaire Festina
Illustration François Dettwiller pour VICE Sports

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​L'ahurissante descente aux enfers de Patrick Keil, juge de l'affaire Festina

Entre grandeur et décadence, retour sur le parcours de Patrick Weil, juge d'instruction zélé qui s'est attaqué au dopage dans le peloton aux heures de gloire de l'équipe Festina.

En ce vendredi soir de juillet 1998, le Tour de France est en route pour les Pyrénées. Alors que la caravane fait étape à Brive-la-Gaillarde et aperçoit les premiers contreforts du Massif Central, Richard Virenque n'imagine pas encore que sa vie va prendre un tour nouveau. Ce sera d'ailleurs le cas de tous les pensionnaires de Festina, l'une des formations les plus puissantes du peloton de l'époque. Composée de la coqueluche tricolore et de cadors tels qu'Alex Zülle et le champion du monde Laurent Brochard, l'équipe a toutes les cartes en main pour rafler le maillot jaune à Paris. Sauf qu'en coulisses, une affaire est sur le point d'exploser. Et elle est énorme.

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Willy Voet, le soigneur et masseur belge en charge des coureurs de la Festina a en effet été arrêté à la frontière franco-belge, le coffre de sa voiture rempli d'ampoules d'EPO, d'amphétamines, de testostérone, d'hormones de croissance et autres petites douceurs. Un arsenal à faire pâlir d'envie le plus parfait junkie, mais surtout complètement illégal. Très vite, justice et médias ne tardent pas à pointer du doigt les coureurs de la marque d'horlogerie présents sur la Grande Boucle.

Si les soupçons de dopage ont toujours été plus ou moins établis dans le cyclisme, ce qui restera comme "l'affaire Festina" dans l'imaginaire collectif est considérée comme la première grande affaire de dopage du sport moderne. Rapidement, Voet passe aux aveux, avant que les cadres de l'équipe, dont Bruno Roussel, le directeur sportif, qui avoue un dopage organisé chez ses coureurs, ne suivent le mouvement.

Jean-Marie Leblanc, patron du Tour, révoque toute l'équipe. Chouchou du public, la folle histoire d'amour entre Richard Virenque et le Tour se termine en pleurs dans un bistrot sordide d'une gare de Corrèze, reconverti en salle de presse pour l'occasion, devant une nuée de journalistes prêts à immortaliser le moment.

Si le coureur varois s'est tant bien que mal remis de cette affaire (après une suspension d'une année, il reprendra la compétition six ans, avant une reconversion réussie comme consultant à la télévision), ce n'est pas le cas de Patrick Keil. Certes, le nom de cet homme est bien moins rutilant que celui de Richard Virenque, mais il a pourtant été l'un des rouages essentiels de l'affaire Festina.

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Juge d'instruction au tribunal de grande instance de Lille, c'est lui qui s'est chargé à l'époque d'instruire l'affaire Willy Voet, et donc indirectement de faire la lumière sur l'existence d'un système de dopage organisé chez les coureurs de la Festina. Interrogé par Vice Sports, il se rappelle avoir eu cette affaire « par hasard ».« C'était un peu après la finale de la Coupe du monde gagnée par la France. J'ai remplacé un collègue au pied levé et je me suis retrouvé dans cette histoire ». Mis sous le feu des médias, Keil va se retrouver en première ligne dans cette affaire, pour le meilleur et surtout pour le pire.

Car près de vingt ans après cette histoire, la vie de Patrick Keil est détruite. Aujourd'hui âgé de 53 ans, l'homme n'a plus rien ou presque du jeune magistrat talentueux et respecté par ses pairs qu'il était en 1998. En quelques années seulement, il est passé par tous les stades possibles de la déchéance sociale.
Passionné par son travail et intransigeant dans le traitement de ses affaires, ses collègues de l'époque n'hésitaient pas à le qualifier de psychorigide et de sévère. Et c'est d'ailleurs avec cet état d'esprit que Patrick Keil a pris en main l'affaire Festina.

Malgré le prestige de l'institution Tour de France et la notoriété des coureurs concernés, le juge lillois n'a pas hésité à mettre tout ce beau monde en examen, contre l'avis même du parquet de Lille. Un geste fort, d'autant que l'instruction du juge et la pression policière qui l'accompagne obligent d'autres formations à quitter la course de manière très louche (les Espagnols de Kelme, Vitalicio Seguros, ONCE, Banesto et les néerlandais de TVM). Face à ce qu'ils considèrent comme des persécutions, les coureurs vont même faire une grève qui aura pour résultat l'annulation de l'étape entre Albertville et Aix-les-Bains. Il ne le sait pas encore, mais tout cela, Patrick Keil va le payer très cher.

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Selon lui, le zèle mis dans cette affaire ainsi que l'atteinte portée à la sacro-sainte fête du cyclisme de juillet ont irrémédiablement scellé son destin et détruit une prometteuse carrière. Peu à peu, ses pairs lui tournent le dos, l'ignorent. Dans ce genre de milieu, la réputation prend des années à se construire et quelques heures à se ternir.

Patrick Keil en subit les conséquences quelques mois plus tard, alors que les remous de l'affaire s'estompent peu à peu. Il demande à être muté à La Réunion, ou il doit partir avec sa famille. « Finalement, je ne serai mis au courant qu'une semaine avant que la mutation est refusée », déplore l'ancien magistrat avec amertume. Une décision incompréhensible pour Keil, qui estime avoir fourni un bon travail. Trop bon peut-être ? Pour lui, pas de doute, c'est un retour de bâton de tous les événements récents, de son refus d'obtempérer au holà mis par ses supérieurs dans cette affaire. Cette mutation rejetée va être le début de la fin pour le couple du magistrat. Avec sa femme, ils avaient déjà résilié le bail de l'appartement qu'ils occupaient alors, tout était prêt. Le coup de trop.

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Malgré tout, il va décrocher un poste à Carcassonne, mais bien loin de ce qu'il espérait. Pourtant , « tout se passait bien professionnellement à l'époque ». « Mais du jour au lendemain, un nouveau supérieur est arrivé et les ennuis ont de nouveau recommencé. J'ai été de plus en plus déconsidéré par ma hiérarchie, je n'étais plus valorisé » , se souvient-il, lui qui étant jeune était souvent mis à l'écart par ses camarades pour son physique frêle de jockey.

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Alors qu'il s'enfonce de plus en plus dans la dépression, le coup de grâce tombe. Sa femme demande le divorce. Il sombre alors de plus en plus, mélange l'alcool et les médicaments : « La séparation a été le début de la fin ». S'ensuit l'engrenage classique. L'homme de justice, naguère si droit, sombre dans la solitude, la dépression et la boisson. Jusqu'à descendre « une bouteille et demi de whisky par jour », avoue-t-il aujourd'hui. En proie à d'importants déboires financiers, Patrick Keil est alors au bord du gouffre, proche de devenir un SDF alors que l'année 2008 se profile.

C'est lors de cette annus horribilis que Keil va définitivement toucher le fond. Mal en point, il prend l'habitude de faire sauter quelques PV et trempent dans d'autres petites magouilles « en échange d'un verre ou d'un repas ». Puis il fait la connaissance de Gilles Payen, un dentiste de Montpellier qui va en quelque sorte lui tendre la main. En fait, il va « contre rémunération, conseiller cet ami » dans une affaire de fraude à la sécurité sociale dans laquelle il est empêtré depuis des mois, en lui dévoilant certaines pièces du dossier en cours d'instruction. Une pratique proche de la corruption bien évidemment illégale qui va lui faire gagner près de 8 000 euros, mais aussi de gros ennuis judiciaires. Keil se retrouve en détention provisoire pendant trois longs mois.

Et comme un malheur est loin d'arriver seul, il va carrément être révoqué de la magistrature par la ministre de la Justice d'alors, Michèle Alliot-Marie. La Garde des Sceaux avait alors suivi l'avis du Conseil supérieur de la magistrature qui estimait que « les faits qui lui sont reprochés traduisent une perte complète des repères déontologiques fondamentaux de sa profession et constituent des manquements graves aux devoirs de son état de magistrat. »

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Patrick Keil regrette ses erreurs, mais pas son intransigeance durant l'affaire Festina : « Je referais ce que j'ai fait, même si j'estime avoir tout perdu », clame-t-il fièrement. Jugé à Paris en 2012 pour l'affaire de corruption, il avoue devant les jurés qu'il n'était pas « évident de reconnaître à quel point vous tombez dans la déchéance, cela ressemblait à un suicide professionnel et social ». Il ne sera finalement condamné qu'à un an de prison avec sursis pour corruption passive de magistrat et violation du secret professionnel.

Et aujourd'hui alors ? De retour à Lille, il vit de petits boulots et « touche le RSA ». Un nouveau départ pour une nouvelle vie ?

Pour Jean-Michel Lepreux, ce n'est pas exactement le cas. Ecrivain venu en aide à Keil pour l'écriture du livre Du barreau aux barreaux, la descente aux enfers du juge de l'affaire Festina, il en est devenu un ami intime. De son avis, Keil « continue de descendre, il ne cherche plus vraiment à s'en sortir. Je crains qu'il ne soit passé de l'autre côté de la ligne jaune et qu'il soit maintenant très difficile de l'aider ». Un autre de ses proches explique qu'il « fréquente des personnes pas très recommandables dans des quartiers encore moins recommandables de Lille ».

Keil est en train de devenir un grand marginal, qui s'acoquine de plus en plus avec des voyous, des crapules de bas étage. Un destin infiniment paradoxal lorsque l'on connait l'obsession pour la lettre de la loi de celui qui a été en 1998 le magistrat le plus médiatique de France.

Aujourd'hui, l'avenir de Patrick Keil est encore bien flou. S'il lui est interdit d'exercer de près ou de loin dans le domaine du droit, il aurait quelques touches pour travailler au sein d'universités privées. Et pourtant, le destin aurait pu être plus clément avec l'un des magistrats les plus doués de sa génération. Son seul tort ? Avoir fait, trop bien peut-être, son travail. Avoir touché à une institution, le Tour de France, qu'il convient de laisser en paix. Ou tout simplement d'avoir été trop en avance sur les convenances de son temps, une sorte de précurseur de la lutte anti-dopage.