Le hooliganisme polonais vu par un vieux routard

FYI.

This story is over 5 years old.

Sports

Le hooliganisme polonais vu par un vieux routard

Membre d'une des principales firmes polonaises, notre homme évoque la société polonaise, le crime organisé, les fights, les rivalités dans les tribunes ou encore les changements intervenus depuis la fin de l'ère soviétique. Entretien fleuve.

Photos extremesupporters.com.

Le premier contact a eu lieu un peu par hasard sur Twitter pendant l'Euro 2016. Après plusieurs mois d'échanges réguliers par mail, j'ai profité d'un voyage en Pologne au printemps pour proposer à Mariusz*, hooligan au sein de l'une des principales firmes polonaises, une rencontre autour d'un verre. Il me donne rendez-vous un dimanche en début d'après-midi dans la vielle ville de Varsovie. Cheveux ras, tatouages de sa firme sur les deux bras, carrure d'haltérophile, il n'y a pas d'erreur possible sur la personne quand je le vois arriver.

Publicité

Mais Mariusz est loin du cliché du footeux stupide et ignorant : diplômé de l'université et cultivé, il a beaucoup de choses à raconter et un certain recul sur son univers. Dix heures passées ensemble. Un match de National, deux saucisses, un jarret de porc et une demi-douzaine de pintes plus tard, j'ai enregistré un entretien-fleuve dans lequel il parle, entre autres, des rivalités au sein des tribunes polonaises, des changements intervenus depuis les années 1990, des fameuses "fights", de la société polonaise ou encore de crime organisé. Première partie de notre discussion sur le supportérisme polonais et ses évolutions au cours des 25 dernières années, avant un second épisode consacré aux ultras et aux hooligans polonais sur la scène internationale.

VICE Sports : Parle-nous un peu de toi : à quel âge as-tu commencé à aller, à faire des déplacements ?
Mariusz : J'avais environ 13 ans quand j'ai fait mon premier déplacement, c'était en 1996. J'ai commencé à aller au stade quand j'étais enfant, avec mon père, et puis tu sais comment c'est, plus tard tu y vas avec tes copains. En gros, j'ai 25 ans de stade et 20 ans de déplacements derrière moi. Les déplacements au milieu des années 1990 étaient un peu sauvages, c'était une école de la vie, on ne partait pas comme ça. Tu n'avais pas de trains spécialement affrétés, ni même de bus réservés pour l'occasion. On allait à la gare et on montait dans un train, parfois on mettait deux jours pour arriver à destination. Certains ne réapparaissaient plus après leur premier déplacement, ils tombaient dans une baston et prenaient peur. Et puis tu en as beaucoup qui ont disparu tout simplement parce qu'ils se sont casés. Il se trouve que le mec moyen préfère voir une nana, aller prendre un verre avec elle, se faire des sorties.

Publicité

Pour revenir aux déplacements dans les années 1990, à quel moment est survenu le tournant, avec les secteurs visiteur et les transports affrétés spécialement pour les déplacements ?
Tu as commencé à avoir des trains spéciaux à partir de la seconde moitié des années 1990. Avant, les déplacements se composaient de 200 ou 300 personnes, c'était beaucoup plus réduit. Il n'y avait pas tellement besoin de transports spéciaux parce que l'affluence dans les stades était faible. À l'époque, c'était la fête quand tu arrivais à rassembler 500 personnes pour un déplacement, on en parlait pendant deux ans. Aujourd'hui, c'est la honte pour la moitié des groupes ultras polonais de se déplacer à 500 ou moins. Du coup, l'organisation des déplacements a commencé à changer avec la hausse des effectifs ultras.

Parlons maintenant de la frontière entre ultras et hooligans. En France, on a tendance à considérer que ce sont deux milieux séparés, qui peuvent éventuellement joindre leurs forces ponctuellement sur certaines actions. Quelle est la situation en Pologne ?
En fait, au début de ce que j'appelle l'ère moderne du supportérisme en Pologne, c'est-à-dire après 1989, un groupe était un groupe (NDLR : on parle de « ekipa » en polonais). Tout le monde était ensemble. Ça n'est qu'après qu'on a suivi le modèle occidental, avec le développement du monde des supporters on a vu de plus en plus de tifos. Je me souviens de mecs qui à l'époque étaient des purs hooligans et qui se sont mis à s'occuper de l'animation des tribunes et de la préparation des tifos. Et puis tu as des jeunes qui ont commencé à se greffer au phénomène, ils étaient fascinés par la chose et ont progressivement pris les choses en main. Au tournant des années 1990-2000 on s'est retrouvé avec cette division assez claire entre ultras, hooligans et tout le reste.

Publicité

Du coup les plus vieux ont constitué le noyau dur des hooligans et les jeunes se sont occupés des tifos ?
Il faut avoir à l'esprit que c'est une époque où on a commencé à avoir un accès de plus en plus généralisé à Internet. De plus, les voyages à l'Ouest sont devenus plus faciles, plein de jeunes sont allés travailler là-bas. Du coup on a découvert à quoi ressemblait le monde des supporters dans cette partie de l'Europe, les jeunes se sont dits « on va faire comme le Milan AC » et se sont organisés. C'est comme ça qu'est née cette distinction artificielle à mon sens, car elle a affaibli le supportérisme polonais, mais elle était inévitable quand on y pense.

En simplifiant un peu, tu as des gars qui se sont dits « je vais m'occuper des tifos, des fumis et des chants », et d'autres sont partis du principe que la violence était leur truc et qu'ils allaient s'impliquer dans les fights et les incidents.
Oui, c'est un peu ça, mais ça ne s'est pas non plus produit du jour au lendemain. Ça a pris un an ou deux. On s'est inspiré de ce qui se faisait ailleurs : l'Angleterre pour le hooliganisme, l'Italie pour l'ambiance, on a pris ce qu'il y avait de meilleur. C'est là que les groupes hooligans ont commencé à adopter des noms spécifiques, sur le modèle des firmes britanniques. Avant ça, tu avais juste les hooligans du Legia, les hooligans du Lech, les hooligans du Widzew, etc. Tout le monde était ensemble : les jeunes, les vieux, peu importe le statut social, tout le monde bastonnait comme un seul homme. Et puis l'apparition des fights a renforcé cette séparation ultras/hooligans, même s'il est déjà arrivé que des ultras s'y joignent et contribuent à faire la différence. Tout cela s'est renforcé avec le temps et le changement de génération.

Publicité

Parlons de toi. Pourquoi à un moment tu as pris le virage du hooliganisme et des fights, alors que…
Alors que tu peux y laisser ta peau.

Oui.
Je ne sais pas, ça a commencé au milieu des années 1990, tu avais des bastons énormes au cours desquelles tout le monde voulait en coller une aux flics. À la base, les plus gros incidents nous opposaient aux flics. J'étais gamin, j'ai jeté une pierre, une seconde, une troisième, une quatrième. Tu grandis, tu te rends compte que t'as un peu plus de force physique que la moyenne et qu'au lieu de jeter des cailloux, tu pouvais en coller une à quelqu'un. J'ai jamais baissé la tête quand il y avait une embrouille à l'école ou dans la rue. C'est aussi une question de caractère, c'est venu assez naturellement. Quand les fights sont apparues, on a commencé à me proposer, « on rencontre tels gars, tu viens avec nous ? ». Je connais d'ailleurs des mecs qui ont fait à peu près toutes les fights dans lesquelles était impliqué leur groupe au cours des 20 dernières années.

Comment se fait-il que l'on soit passé d'une situation où les incidents vous opposaient surtout à la police à une autre où l'on se retrouve en rase campagne pour faire une fight ?Que l'on se comprenne bien : la cible principale n'était pas forcément la police, c'est juste qu'elle était toujours sur notre chemin et nous cherchait la merde. Ils avaient gardé la mentalité de l'époque communiste, ils entraient dans les tribunes avec leurs matraques, les gaz, ils provoquaient et se retrouvaient souvent victimes de leurs propres provocations. Évidemment, je me souviens d'incidents qui démarraient parce que quelqu'un avait jeté un caillou sur la police, mais généralement les problèmes venaient de leur comportement provocateur.

Publicité

Donc les fights, ça a commencé pour éviter la police ?
Oui, c'est l'une des raisons. Et puis il y a eu un moment dans les années 1990 où les médias ont commencé à se passionner pour le hooliganisme. Au début de cette décennie 1990, les gens s'en foutaient sur la tronche partout et tout le temps, la police avait totalement perdu le contrôle. La société était frustrée parce que d'un côté on avait obtenu la démocratie, on avait promis aux gens des tas d'or, et de l'autre on se rendait compte qu'une partie de la société ne s'en sortait pas avec tous ces changements économiques, d'où cette rage au sein d'une partie de la jeunesse. Les jeunes allaient au stade pour se défouler, ils gueulaient, balançaient des trucs ou se battaient, en fonction des circonstances. Et puis des rivalités ont commencé à émerger, il fallait montrer qu'on était le meilleur. Et c'est là que les médias ont joué un rôle, car c'est devenu une curiosité, ils se sont de plus en plus concentrés là-dessus, ils ont attisé ces rivalités. Et puis les clubs ont commencé à subir des conséquences de plus en plus lourdes, du coup ils ont mis de l'ordre dans les stades, ils voulaient y attirer un public plus nombreux. Ils ont même payé des supporters pour qu'ils mettent de l'ordre dans les tribunes et acheter la paix sociale.

C'est pour cela que la violence s'est déportée hors des stades.
C'était l'ordre naturel des choses, il fallait bien que la violence se déplace quelque part. Je ne sais pas si nous avons été pionniers en la matière. La première a eu lieu en 1998 ou 1999. La police commençait à s'organiser et puis c'était plus simple de rencontrer une autre firme pour régler une rivalité ou un contentieux en passant un coup de fil et en disant « on se retrouve à tel endroit à 20 contre 20 », plutôt que d'essayer de les choper sur la route pendant un déplacement, tu peux les chercher pendant deux ans sans les trouver.

Publicité

Si tu devais décrire la scène d'aujourd'hui à un étranger, tu dirais quoi ? Quels sont les groupes dominants ?
Si je regarde les 25 dernières années, le Lech Poznań et le Legia Varsovie forment l'élite. Les autres groupes ont connu des hauts et des bas. Le Wisła Cracovie est un bon exemple, ils étaient très suivis à l'époque de leur grandeur, quand ils jouaient en Coupe d'Europe, ils égalaient le Lech et le Legia en ce qui concerne les chants et les tifos. Après, pour le hooliganisme, ils n'ont jamais été à la hauteur des meilleurs. Pour les tifos, le Legia est numéro 1, le Lech et le Wisła ne sont pas loin derrière. Pour les chants, le Legia est un peu devant Lech, le Widzew Łódź et le Ruch Chorzów ont également de super ambiances, surtout en déplacement, parce que le Widzew n'a un vrai stade que depuis peu et que celui du Ruch est vraiment merdique. Pour le hooliganisme, le Lech est en tête, ils n'ont perdu qu'une seule fight en 25 ans.

Contre qui ?
Contre le Lechia Gdanśk. Ils étaient prêts à prendre leur revanche au bout d'une semaine, mais ils ont dû attendre trois ans parce que le Lechia faisait traîner les choses. Le Ruch aspire aussi à la place de numéro un, mais ils ont perdu une grosse fight avec le Lech et depuis ont refusé à deux reprises de les rencontrer à nouveau, ils ne peuvent donc prétendre être les meilleurs. Le Legia vit sur sa légende du milieu des années 1990, mais ils n'ont jamais battu plus forts qu'eux, ils se sont fait taper deux fois par le Lech, ils se sont également fait démonter par le Widzew.

Publicité

Après, on est dans un univers où on ne sait pas toujours qui croire et à quelle version se fier.
Oui, c'est pas toujours facile de trancher. Et puis aujourd'hui, plus personne ne va au charbon tout seul, tous les groupes cherchent des alliés pour se coaliser contre un ennemi commun. Et le souci avec ça, c'est que les mecs ne partent en déplacement que s'ils se savent suffisamment nombreux et forts au cas où ils tomberaient sur un groupe rival. On a de plus en plus des situations où les mecs attaquent par surprise, quand ils se savent qu'ils sont en position de force, plutôt que d'appeler le groupe rival, leur donner rendez-vous et se battre à la régulière. C'est typiquement ce qui se passe entre les deux clubs de Łódź, le ŁKS et le Widzew, ils ne s'affrontent jamais à la régulière. Les premiers se sont alliés au Lech parce que les seconds se trimballent toujours avec les gars du Ruch, et ça arrange le Lech car ils se disent qu'ils ne feraient pas le poids numériquement s'ils tombaient sur la coalition Ruch-Widzew. C'est une situation absurde, les types vont se traquer mutuellement tous les week-ends à travers la Pologne plutôt que de se donner rendez-vous. Ça sert à quoi de se battre si on n'est pas à nombre égal ? C'est pas comme ça qu'on va déterminer quelle firme est la plus forte.

Dernier point en ce qui concerne la scène polonaise en tant que telle : existe-t-il des liens entre le hooliganisme et le monde du crime organisé ?

Selon la police et les médias, il y a des supporters contrebandiers d'alcool, des supporters voleurs de voitures, des supporters trafiquants de drogue, des supporters spécialisés dans le kidnapping. La vérité, c'est que des liens existent. Tu vois parfois dans les virages des banderoles « Respect à ceux qui sont en prison ». Or, personne ne va en taule pour des infractions liées à la législation sur les manifestations sportives. Du coup, à quoi crois-tu que sont adressés ces « respects » ? Les tribunes sont un bon bassin de recrutement, car tu y trouves des mecs solides, loyaux, disciplinés, costauds, qui n'ont peur de rien. Mais ce ne sont pas les supporters qui sont à la tête du crime organisé.

C'est-à-dire ?
Comment veux-tu par exemple vendre de la came dans un stade, alors que t'as la vidéo et que les flics sont capables de lire ce que tu écris sur ton écran de téléphone ? T'as des foutaises qui sont apparues, comme quoi les stades sont des lieux de trafic et de recrutement d'hommes de main pour le racket et la protection d'agences d'escorts. Ça existe sans doute, mais ça ne fait pas des supporters des parrains de la pègre.

Les tribunes sont juste un bassin de recrutement.
T'as besoin de faire tabasser quelqu'un ou de le racketter, tu recrutes qui ? Tu vas prendre des gars, jeunes, sportifs, forts, qui vont être capables de fracasser quelqu'un. Tu vas les chercher où ? Je ne te donnerai pas de détails et ne te dirai pas de quelle firme il s'agit, mais l'un des leaders d'une des très grosses firmes de ces vingt dernières années a été abattu au cours d'un règlement de compte mafieux. Donc il y a des connexions, mais il y en a aussi chez les cols blancs. La police et le parquet ont par exemple tenté de prouver qu'à Chorzów, ce sont les supporters qui ont créé le gang local. T'as carrément eu un reportage de TVN (NDLR : principale chaîne privée polonaise, à l'orientation libérale et proeuropéenne et unanimement détestée par les supporters) sur eux, intitulé « La fabrique des hooligans », dans lequel ils expliquaient que les supporters recrutaient des gens dans leurs rangs pour faire toutes sortes de choses horribles pour le compte du crime organisé. Au final, il s'est avéré qu'ils volaient juste des ordinateurs…

*Le prénom a été changé à la demande de l'intéressé.

Retranscription de l'entretien par Marcin Zagrodzki