Fauché par la hype : l'histoire oubliée de Tahirou Sani

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Fauché par la hype : l'histoire oubliée de Tahirou Sani

A 14 ans, les spécialistes le voyaient rivaliser avec LeBron James tout en haut de la draft NBA. A 31, Sani joue pour le club de Bruay-la-Buissière en NM2. Entretemps, une carrière.

C'est le quiproquo d'une vie qui a tout simplement commencé par une histoire de stats. Nous sommes fin 1999, et un ado qui vient de débarquer du Mali sème la terreur sur les parquets du nord de la France. Tahirou Sani, 14 ans à peine, arrose de chiffres invraisemblables ses lignes de statistiques avec l'équipe minimes du Basket club de Douai. Contre Cormontreuil pour son premier match : 54 points, 29 rebonds, 12 contres. Contre Bondy, un quadruple-double : 60 points, 29 rebonds, 10 contres, 10 interceptions. Contre Montataire, une évaluation de 141 : 80 points, 47 rebonds, 10 contres, 11 passes, 7 interceptions. Des performances ahurissantes, des chiffres qui font tourner toutes les têtes dans le monde du basket. Journalistes et scouts NBA se pressent pour aller juger sur pièce, à Douai, celui qu'on estime être la future arme fatale de la balle orange.

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En février 2000, le supplément Le Mag de Basket Hebdo consacre ainsi quatre pages au « phénomène » et fait connaître l'existence de cet extraterrestre des parquets. Dans l'article, Rob Meurs, éminent scout néerlandais vadrouillant en Europe pour le compte des San Antonio Spurs, déclare : « Je n'ai jamais vu ni entendu parler d'un joueur de 14 ans avec de telles qualités ! » Linzy Davis, scout pour les Atlanta Hawks a, lui, écrit un rapport sur le garçon. Son titre ? Tahirou Sani may be the best in the world.

Extrait du Mag de Basket Hebdo daté de février 2000.

Sani, à l'époque, fait 2,01m, mais est encore « frêle » comme le décrit le journaliste. Le Malien est arrivé en France en octobre 1999 grâce à Jean-Pierre Ciesielski, un ex-espoir de Saint-Quentin, scout français et fils de l'organisateur du Tournoi international juniors de Douai. C'est dans cette compétition, avec l'équipe du Mali, que Tahirou Sani s'est fait repérer. Ciesielski est aussi à l'origine d'un programme de développement du basket au Mali, et aide les meilleurs prospects du pays à faire carrière.

Quelques mois après le tournoi cadets, Sani revient à Douai donc, mais pour y rester cette fois. L'adolescent est logé et nourri par Jean-Pierre Ciesielski et sa femme. C'est la première fois qu'ils accueillent chez eux un jeune basketteur. Lui qui parlait beaucoup plus bambara que français et qui avait étudié jusque-là dans une école musulmane, découvre la France et la langue française dans un collège privé d'une ville du Nord-Pas-de-Calais. A 14 ans, il suit des cours de niveau sixième, mais tout le monde s'accorde pour dire qu'il fait des progrès rapides.

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Tahirou Sani vient d'un milieu pauvre : ses parents sont marchands ambulants – « mon père est artisan et mon frère vend des parfums », peut-on lire dans Basket Hebdo. L'acte de naissance pose question pour certains en France. Tahirou est-il vraiment né le 2 novembre 1985 ? L'écart physique avec ses adversaires du championnat minimes fait dire aux entraîneurs et supporters adverses que le garçon a peut-être deux-trois ans de plus qu'on ne veut bien le croire. En décembre 1999, une radio de contrôle des os et un prélèvement dentaire confirment qu'il est bien né en 1985. Cela ne fera pas taire les dubitatifs. Tahirou n'en a cure et continue de planter des dunks sur des gamins apeurés.

Tahirou Sani dans le championnat minimes en 1999-2000. Photo Hervé Bellenger pour Basket Hebdo.

Après cette arrivée en fanfare dans le paysage du basket français, les années passent et la hype Sani continue. En 2001, il participe de nouveau au tournoi de Douai où il tient la dragée haute à de futurs joueurs NBA comme Carmelo Anthony ou Luol Deng. Pour remporter le concours de dunks, il saute au-dessus de 7 personnes. La rumeur est persistante chez les spécialistes de la draft. On place toujours Sani parmi les meilleurs joueurs mondiaux de sa génération. Dans les fameux « mock drafts », qui se targuent de prédire avec quelques années d'avance le classement des jeunes joueurs lors de leur supposée entrée en NBA, on le voit généralement dans les dix premiers.

A cette époque, Sani rejoint le BCM Gravelines, le principal club de basket de la région, avec une équipe première qui tient son rang en Pro A et un bon centre de formation. Avec les cadets, il remporte d'ailleurs le titre de champion de France en 2002 et 2003, et est élu meilleur joueur du rookie game 2002. Lors de la Coupe d'Afrique des Nations Juniors 2002, il est le cinquième meilleur marqueur du tournoi et le deuxième rebondeur. Pas un hasard, le gamin a vraiment du talent. Sur des forums de basket en 2003, on continue de se demander si Sani ne serait même pas meilleur que LeBron, ce monstre du basket lycéen US qui vient de se déclarer éligible pour la draft cette année-là. Un rapport fait l'éloge de ses « qualités athlétiques exceptionnelles et de son incroyable détente. Il sait bien manier la balle et excelle dans le dribble. Il doit encore développer un jumpshot fiable s'il veut jouer au poste 3, mais il passe beaucoup de temps à travailler dessus et s'est beaucoup amélioré. » Ses 18 ans arrivent, et on va enfin pouvoir observer la pépite à la loupe du haut niveau.

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Novembre 2003. C'est encore la presse qui entretient la hype. Maxi Basket consacre quatre pages à la première saison avec le groupe pro gravelinois du Malien. Le postulat est simple : voilà enfin l'un des plus gros prospects européens chez les professionnels. Les instances du basket français s'en frottent les mains mais sa nationalité pose toujours problème : n'ayant pas obtenu sa naturalisation en raison d'une législation dissuasive, Sani est considéré comme un joueur étranger en Pro A. A 18 ans, il passe derrière les Américains dans la rotation. Evidemment (et malheureusement, parfois), comme aujourd'hui, ce sont eux les moteurs des équipes. En coupe ULEB (ancien nom de l'EuroCoupe), Tahirou Sani gratte du temps de jeu en qualité de joueur Cotonou, du nom de l'accord entre l'Union européenne et 79 Etats d'Afrique, du Pacifique et des Caraïbes. Dans le basket européen, ça se traduit par un quota d'un joueur par équipe provenant de ces pays.

Les deux articles consacrés au phénomène Tahirou Sani, de Basket Hebdo et Maxi Basket, à trois ans d'intervalle.

« Volontairement, on n'a pas voulu griller les étapes, déclare à l'époque l'entraîneur des Espoirs Fabrice Courcier. Raison pour laquelle il intègre seulement maintenant les pros. »Son coach le voit comme un « gros travailleur, concentré, attentif », mais, déjà, on peut lire entre les lignes de l'article que le rêve américain est peut-être en train de s'éloigner. Les recruteurs européens des Denver Nuggets, des New Jersey Nets ou des Toronto Raptors repartent un peu déçus de leurs séjours à Gravelines. En Espoirs, Sani ne surclasse plus ses adversaires comme en minimes voire en cadets. « Il n'est plus un lottery pick pour la draft 2004 mais il demeure toujours un des talents internationaux à suivre pour la NBA », indique de son côté Babacar Sy, spécialiste du basket africain et de la ligue américaine.

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Son tuteur Jean-Pierre Ciesielski y croit encore à l'époque. « Ces deux prochaines années sont fondamentales en termes de maturité physique, s'il ne veut pas perdre son avance sur les autres. » On lui prédit qu'il sera drafté en 2007, l'année de ses 22 ans. « Au travers de mes diverses discussions avec les agents, il en ressort que tout sera question de ses prestations cette année. S'il joue dix minutes en ULEB Cup et qu'il s'en tire bien, tout est permis. » Tout est permis, comprendre évidemment la draft, la NBA, les paillettes. « Il a toutes les qualités pour », dit Ciesielski.

Bruay-la-Buissière est la seule ville française de plus de 20 000 habitants à ne pas posséder de gare. Ce n'est donc pas par voie ferrée que Tahirou Sani est arrivé dans le bassin minier, côté Pas-de-Calais. La ville n'est pas ce qu'il y a de plus joyeux dans le coin : briques rouges et temps gris, un taux de chômage qui dépasse les 20% et un centre-ville inanimé. Une autre étape pour le basketteur qui revient près du lieu de ses débuts. Sani joue depuis l'été 2016 dans l'équipe du coin. En Nationale masculine 2, le quatrième échelon national.

A 31 ans, il s'est un peu épaissi par rapport aux souvenirs qui me restaient de ses deux saisons avec les pros du BCM Gravelines. A l'époque, il rentrait pour claquer des dunks élastiques sur deux-trois minutes en fin de match, souvent quand l'équipe menait de dix points. Un frisson parcourait toujours la salle : voilà la future star se disait-on. On allait voir ce qu'on allait voir.

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En ce samedi soir de décembre sur le parquet de la modeste salle du Calais Basket, Sani est beaucoup plus discret qu'à l'époque, bien qu'il a plus de temps de jeu. Pour situer, la NM2 est le genre de championnat où les matches peuvent se jouer sans le décompte visuel des 24 secondes, comme ce soir, vu qu'un des panneaux lumineux est défaillant. Des deux côtés, quelques visages connus de pros en fin de carrière : Ismaïla Sy, Aude Pierre-Joseph… Cela donne un niveau de jeu surprenamment bon, quoiqu'un peu lent et stéréotypé.

Là-dedans, Tahirou Sani joue son rôle d'intérieur discipliné, recevant quelques ballons dans la raquette, posant des écrans pour ses coéquipiers, captant pas mal de rebonds défensifs. Un joueur d'équipe qui ne fait pas de vagues, et qui a l'air de s'en vouloir à lui-même quand son coach le rappelle sur le banc. Bruay-la-Buissière s'inclinera 66-55 contre son voisin calaisien.

Tahirou Sani (en rouge) lors de la rencontre Calais Basket-Bruay. Photo : Adrien Franque.

L'appartement dans lequel Tahirou vit seul à Bruay est situé au-dessus d'un concessionnaire automobile. Il est tout ce qu'il y a de plus sommaire : une table où il a entreposé à peu près tous ses effets personnels, deux chaises, une télé et deux fauteuils. Un appartement de passage.

Ce genre de logement, Sani a dû en connaître beaucoup au cours de sa carrière. Bruay est son treizième club en treize ans. L'intérieur de Bamako a fait un sacré Tour de France des clubs. Après ces deux saisons en bout de banc à Gravelines, il est prêté à Golbey-Epinal en Pro B. La saison suivante, nouveau prêt, après sa naturalisation tant attendue : il traverse la France d'est en ouest pour atterrir à Brest. S'ensuit un court passage à l'étranger, puis il revient dans le Nord-Pas-de-Calais, à Orchies en Nationale 2. Ensuite, retour dans l'est, à Mirecourt. Quelques kilomètres plus loin l'année suivante, Golbey-Epinal, devenu entretemps le GET Vosges, l'accueille à nouveau. Il y inscrira 12,8 points en moyenne, en collectant 5,6 rebonds. En 2011-2012, il fait les beaux jours de Blois (« Le meilleur public que j'ai eu au cours de ma carrière »). Sani se dirige la saison d'après vers l'ouest et Vitré (Ile-et-Vilaine), puis pousse un peu plus loin et joue deux saisons pour Quimper en NM1. Il n'avait plus connu une telle stabilité depuis son départ de Gravelines. La saison dernière, il trouve refuge à Tarbes-Lourdes après une blessure, avec qui il termine 5e de NM1. Joueur de rotation, il émarge à un peu moins de 5 points de moyenne et 2,5 rebonds. Avant de traverser de nouveau la France pour arriver à Bruay, tout juste promu en NM2.

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Dans son appartement, en ce frisquet matin de décembre, le – désormais – Franco-Malien déroule posément le fil de sa carrière et de ces clubs choisis parfois un peu par défaut, avec comme boussole, il semble, la crainte de ne pas retrouver de contrat. « Il n'aurait jamais accepté de commencer une saison sans club, explique par téléphone son tuteur Jean-Pierre Ciesielski. C'est sa culture aussi : il aide toute sa famille au pays avec ce qu'il gagne ici. Et il n'a envie de décevoir personne. »

Tahirou Sani a été un joueur apprécié dans tous les clubs où il a posé ses valises. Jusqu'en Islande, qu'il a découvert en décembre 2007. Le club le plus improbable de sa carrière. « Je venais de faire une pige en Suisse, et les dirigeants voulaient me garder mais ne me proposaient qu'une prolongation d'une semaine en attendant de couper un « Ricain ». Mon agent m'avait trouvé ce club en Islande. J'y suis allé le 26 décembre. » En première division islandaise, à l'IR Reykjavik, il se débrouille plutôt bien (16,5 points de moyenne en 12 matches), aidant le club à atteindre les play-offs pour la première fois en 30 ans. « Cinq-six équipes dominent le championnat là-bas. Les équipes étaient détenues par des banques, mais c'était un championnat majoritairement amateur. Seuls moi et les Américains ne travaillaient pas à côté du basket. »

En demi-finales, son club craque en perdant sa série 3-2 après avoir mené 2-0. Pendant l'été 2008, malgré des hésitations, Sani décide finalement de rejouer une saison là-bas, face au manque d'opportunités. C'était sans compter sur un paramètre inattendu : la crise financière de 2008. « Juste avant le début de la saison, la banque qui soutenait notre club a fermé à cause de la crise de l'automne 2008. Une semaine avant la reprise du championnat. On nous a proposé de jouer sans être payé. Je suis vite revenu en France. »

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***

Une bulle spéculative, en bourse, est une envolée excessive du prix de certains actifs, de manière totalement déconnectée de la valeur réelle de ceux-ci. Un phénomène où les investisseurs pensent que le prix de vente sera plus élevé dans le futur, ce qui crée un effet de masse qui gonfle artificiellement les prix du marché. C'est une bulle immobilière qui a ainsi été la cause de la crise des subprimes aux Etats-Unis, qui a par la suite entraîné la crise économique de 2008.

L'histoire de Tahirou Sani semble être celle d'une bulle sportive. Celle d'un jeune adolescent africain déraciné qu'on a pris pour un futur crack un peu trop rapidement, sur la base de statistiques de championnat minimes et d'un physique en avance sur celui de ses adversaires. Un nom dans lequel on a fondé des espoirs qui se sont avérés inaccessibles.

Sani n'est pas le premier basketteur à avoir été victime de ce genre d'attentes inatteignables. La plus grande incompréhension de ce genre en NBA ces dernières années fut sans conteste Darko Miličić, l'intérieur serbe drafté en deuxième position de la draft 2003, derrière LeBron James, et devant Carmelo Anthony ou Dwyane Wade. Miličić a été à des années-lumières du niveau d'un 2e choix de draft, et est désormais agriculteur en Serbie à 31 ans – génération 1985 lui aussi – après avoir tenté une rapide reconversion dans le MMA. Hasheem Thabeet, Kwame Brown, Adam Morrison : la liste des bugs de la draft est longue.

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La cause : la draft se base sur des projections. Un potentiel physique, un niveau dans un championnat moins relevé (universitaire ou étranger, voire lycéen à une époque), des qualités mentales qui n'ont pas encore eu à affronter le haut niveau qu'est la NBA. Autant de paramètres qui établissent un profil virtuel de ce que sera le joueur une fois dans le grand bain. Pour autant, difficile de s'assurer de la réussite future de joueurs qui sortent à peine de l'adolescence.

Tahirou Sani pendant ses années gravelinoises. Photo J-F Molière/Maxi Basket.

Tahirou Sani n'a pas eu le droit d'aller jusqu'au pas de porte de la NBA, sa cote s'étant dégonflée au fur et à mesure qu'il restait dans l'anonymat. « C'est passé très vite,raconte Jean-Pierre Ciesielski, sans se souvenir précisément du moment où le monde du basket a commencé à se désintéresser de son protégé. Mais c'était plus artisanal qu'aujourd'hui. Bouna N'Diaye et Jérémy Medjana [agents de la moitié des Français présents en NBA, ndlr] n'étaient pas là. Il y avait beaucoup moins de scouts NBA aussi. Et le problème des scouts, c'est qu'ils passent très vite à autre chose. Le haut niveau est tellement éphémère, jusqu'au bout on ne sait pas si les joueurs vont y arriver. »

Matthew Maurer, spécialiste de la draft et créateur du site The Draft Review, estime, lui, que l'erreur sur la personne dont a été victime Tahirou Sani est inhérente aux méthodes de scouting de l'époque. « Je pense qu'avec les nouvelles technologies, notamment avec des vidéos de qualité, les scouts internationaux de NBA ont amélioré leur recrutement des joueurs étrangers. Y a-t-il toujours des choix qu'on peut remettre en question ? Absolument. Il reste des choses impossibles à mesurer. » Pour lui, Tahirou Sani est l'exemple typique du joueur qui « a atteint son meilleur niveau bien trop jeune. » A l'époque, Maurer s'était gentiment disputé avec un scout NBA qui pensait que Sani avait un potentiel égal à celui de LeBron James. Selon lui, ce sont les rumeurs sur son âge qui ont déclenché le désintérêt des scouts, puis son incapacité à se montrer hyper dominant après son passage en minimes. Parmi les vieux de la vieille qui suivent la draft depuis quinze ans, on parle du Franco-Malien comme « l'or des fous », « Fool's gold ». Une expression idiomatique qui fait référence à la pyrite, une pierre de couleur jaune qui rendait fous les chercheurs d'or. Ceux-ci pensaient avoir trouvé d'énormes pépites, et se retrouvaient finalement avec un minerai sans aucune valeur.

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Le nom de Tahirou Sani est réapparu récemment dans les journaux. En octobre dernier, le joueur de Bruay était mentionné au détour d'un paragraphe dans un article de L'Equipe. Un diamant brut se cache en Pro B, c'est ainsi que le papier était titré, et on pouvait y lire les exploits du jeune Sékou Doumbouya, 15 ans, ailier à Poitiers. « Tout le monde dit qu'il y a en France un gamin phénoménal, tous les recruteurs américains me demandent les coordonnées de son club » , déclare à son propos un "agent bien implanté en Pro A". Quinze ans après Sani, un autre adolescent fait tourner les têtes du basket français.

Comme Sani, c'est un jeune Africain - Guinéen, lui - immigré. Comme Sani, il a eu une naturalisation un peu tardive, désormais réglée. Comme Sani, certains se sont posé des questions sur son acte de naissance, doutes qui ont été démentis. Comme Sani, agents, journalistes, scouts NBA, tournent autour de ce jeune adolescent dans un ballet un peu malsain. Bouna N'Diaye l'a pris sous son aile. A 16 ans, il a déjà un contrat chez Adidas. Le même "diamant brut" au potentiel qu'on dit exponentiel.

Dans cette histoire, le nom de Tahirou Sani sonne comme un avertissement, la fable qu'on raconte dans le milieu pour mettre en garde sur les jeunes basketteurs talentueux qu'on voit trop beaux trop tôt. Attention à "l'or des fous", encore une fois. Quand on lui demande pourquoi la perle de Poitiers ne fera pas « une Sani », Vincent Loriot, directeur sportif du Mans, déclare, dans le papier de L'Equipe : « Doumbouya n'a pas perdu son temps, il a appris. »

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Finalement, les trajectoires de ces deux adolescents-prodiges divergent au niveau d'un paramètre assez simple : Doumbouya joue, lui. Onze minutes de moyenne à 16 ans en Pro B, c'est déjà pas mal. La semaine dernière, il a montré l'étendue de son talent durant les championnats d'Europe U18 avec l'équipe de France. Sani a dû attendre ses 19-20 ans pour rentrer régulièrement dans des rencontres de Pro A.

D'après les différents acteurs de l'histoire de Tahirou Sani, c'est là que ça a foiré. Ces fameuses « deux années fondamentales » comme les appelait Jean-Pierre Ciesielski. En 2003-2004, Sani ne jouera que 4,7 minutes sur trois matches de coupe ULEB, car l'aventure européenne du BCM se terminera prématurément, laissant le Franco-Malien à disposition de l'équipe Espoirs. La saison suivante, il aura sept minutes de temps de jeu en moyenne sur 28 rencontres de Pro A (2,8 points). Et puis, en 2005-2006, il est prêté à Golbey-Epinal en Pro B où il aura des stats plutôt honorables pour un jeune joueur : 5,9 points et 3,4 rebonds en 16 minutes. La saison d'après aurait dû être celle de l'envol, mais son prêt à Brest est un choix inadéquat : l'entraîneur ne le fait pas jouer, sans raison particulière. Une blessure au pied le tient également loin des parquets pendant trois mois.

Mais déjà là, le train est passé : plus personne ne pense que Sani a un potentiel NBA. Même la Pro A se désintéresse. « Si j'avais joué au début de ma carrière, ça aurait changé beaucoup de choses, pense le basketteur de Bruay. Le fait d'être resté longtemps sans jouer m'a empêché de montrer de quoi j'étais capable. » « Les places sont chères dans le basket français, dit de son côté Fabrice Courcier, qui l'a entraîné chez les Espoirs du BCM, puis chez les pros quand il a repris l'équipe première en main en 2003-2004. De bons jeunes joueurs français sont obligés de jouer en NM1 pour avoir du temps de jeu, alors qu'ils ont un niveau supérieur. » D'autres facteurs ont pu entrer en jeu : alors qu'on lui prédisait un avenir à la Tracy McGrady au poste 3, Sani a été forcé de jouer à l'intérieur au fil des années, à cause d'une taille (2,06m) un peu trop élevée pour un ailier dans le championnat français.

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Tahirou Sani à la lutte au rebond lors du match Calais-Bruay. Photo : Adrien Franque.

Cette théorie du manque de temps de jeu masque en tout cas un non-dit assez évident : avec le potentiel que lui donnait le monde du basket, comment se fait-il qu'il n'ait jamais percé à un niveau supérieur à la NM1 ? Le système est-il si mal fait, qu'il est impossible qu'un grand talent se fasse remarquer, même avec un temps de jeu restreint ? LeBron James aurait-il pu passer à côté de sa carrière s'il avait joué en France à 16 ans ?

Quand on demande aux personnes qui ont assisté au phénomène Sani du début des années 2000 pourquoi il n'a pas fait la carrière qu'on lui avait prédit, c'est la même réponse : l'absence de réponse. « Ça reste une interrogation », dit Fabrice Courcier. « On en reparle souvent avec mon père, et quand Tahirou vient à Noël, raconte Jean-Pierre Ciesielski. Personne n'a la réponse. » Des injustices, un début de carrière mal géré, un potentiel survendu ? Un peu de tout ça, certainement.

***

Il existe une trajectoire parallèle dans la carrière de Tahirou Sani, une sortie qu'aurait pu prendre le Franco-Malien peu de temps après son arrivée en France. L'itinéraire traditionnel des jeunes basketteurs maliens dans la filière développée par Jean-Pierre Ciesielski et Rob Meurs ne passait pas forcément par l'hexagone à l'époque. Les espoirs étaient plutôt envoyés dans le système éducatif américain, lycéen ou universitaire, là où des qualités sportives au-dessus de la moyenne peuvent permettre de décrocher un diplôme.

« Tahirou venait, lui, d'une famille très pauvre, raconte Jean-Pierre Ciesielski. Il lui fallait une structure scolaire autour de lui. Avec mon épouse enseignante, et avec le club de Douai, on s'est dit qu'on pouvait l'accueillir au centre de formation. C'était une belle opportunité d'accueillir un jeune chez nous et l'occasion de le mettre dans les bonnes dispositions. »

Aujourd'hui directeur du développement économique de l'agglomération de Saint-Quentin à 42 ans, il a arrêté une bonne partie de ses activités dans le basket. Tout juste donne-t-il encore quelques renseignements à des scouts NBA, comme sur le jeune drafté Isaïa Cordinier, qui jouait à Denain la saison dernière. Avec sa compagne, ils avaient accueilli Tahirou Sani alors qu'ils n'avaient que 25 ans à peine. « On a eu notre fils adoptif avant notre premier fils ! » Ils voyaient alors cela comme une étape avant son départ pour les États-Unis. « Ce fut une belle expérience », se remémore-t-il avec tendresse.

Tahirou Sani dans son appartement de Bruay-la-Buissière. Photo : Adrien Franque.

Sani ne verra finalement jamais les Etats-Unis. Jean-Pierre Cieselski ne pense pas que sa carrière aurait pris une autre tournure s'il avait suivi les joueurs maliens de sa génération là-bas : « Il aurait peut-être été noyé dans la masse. Si on regarde avec du recul, tous n'ont pas réussi. » L'exemple qui revient souvent est celui d'Ousmane Cissé, un intérieur malien de 2,06m, qui avait choisi de partir directement en NBA après le lycée en Alabama. Cissé sera drafté en 47e position par les Denver Nuggets, se fera les croisés, et ne jouera pas une minute de basket NBA. Il aura une petite carrière dans le championnat israélien avant de finir à l'Etendard de Brest.

« J'aurais peut-être plus joué si j'étais parti aux Etats-Unis », se dit parfois Tahirou Sani. Il prend l'exemple de joueurs de sa génération, Almamy Thiéro ou Lassana Kouyaté, passés par le système universitaire américain. « Mais eux aussi se disaient que j'avais de la chance. Ils n'ont pas gagné d'argent grâce au basket et regrettaient de ne pas être venus plus tôt en Europe. » Lui se félicite d'avoir pu vivre du basket, d'avoir pas mal voyagé aussi grâce à son sport. Ses anciens partenaires ont déjà arrêté, certains sont devenus coaches.

A 31 ans, Sani se voit encore jouer pendant plusieurs années. Son tuteur lui dit de penser à la reconversion. « Lui il pense encore jouer dix ans ! Mais je lui dis : "Les années passent, et il va falloir savoir ce que tu veux faire". » Les diplômes, c'est peut-être là qu'est la différence fondamentale avec un cursus américain. En attendant, Sani entraîne les benjamins de Bruay dans le cadre d'un contrat d'accompagnement à l'emploi.

Le Franco-Malien semble avoir fait la paix avec cette carrière parallèle, ce miroir aux alouettes qu'a été la draft, ces objectifs inatteignables, cette étiquette d'espoir déchu. « Je suis content de ce que j'ai fait. J'ai appris beaucoup de leçons. » Lui non plus n'a pas d'explications sur le moment où sa carrière n'a pas pris la tournure attendue. Il s'en est remis à la fatalité : « Mon père est très croyant. Moi aussi. Je me suis dit, si les choses se sont passées comme ça, c'est que c'était écrit. On décide rien. »

Merci à Franck Cambus et son site hoopdiary.net pour ses précieuses archives.