La frousse, tout le temps : je ne prends plus le métro depuis les attentats de Bruxelles

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La frousse, tout le temps : je ne prends plus le métro depuis les attentats de Bruxelles

Ou comment l'État islamique me pousse à marcher des heures pour aller boire des coups avec des potes.

24 mars 2016, quelque part dans Bruxelles. Ce matin-là, les portes du bus s'ouvrent pour accueillir toujours plus de passagers. Les gens se serrent les uns contre les autres. On s'accroche aux sangles. Ce début de journée ressemble à n'importe quel autre début de journée, à ceci près qu'aujourd'hui personne ne demeure penché sur son téléphone. À la place, on s'observe en silence, nerveusement. Deux jours auparavant, 16 personnes sont mortes en prenant le métro ici, à Bruxelles, tandis que 16 autres innocents perdaient la vie dans l'aéroport de la ville dans le cadre d'attaques revendiquées par Daech.

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La tension est donc palpable. De mon côté, je scrute les passagers, les visages, les vestes et, surtout, les sacs. Mon regard se pose sur celui d'un jeune homme qui se tient à côté de moi. Il doit avoir 18 ans. « Sarah, c'est n'importe quoi, tu le sais », me dis-je en tentant de me raisonner. Sauf que c'est plus fort que moi. Je ne peux m'empêcher de le fixer. Dans un mouvement brusque, ce type décroche son sac de ses épaules et le dépose au sol. Il lève la tête et glisse sa main dans sa poche. J'ai compris : elle doit contenir un détonateur. Dans une seconde tout sera fini. Je devrais crier, fuir, prévenir les autres, mais impossible de bouger. Quelques centièmes de seconde plus tard, cette main se dévoile et tient fermement un ticket de bus, que le jeune homme valide. Je ris, de soulagement et de honte.

Il s'agit d'une gigantesque roulette russe – en sachant pertinemment que le barillet est immense et qu'il n'y a qu'une seule balle. Sauf que cette balle est peut-être pour moi.

Aujourd'hui, plusieurs mois après cette tuerie et ses lendemains propices à l'irrationalité, je marche. Je mets 45 minutes pour me rendre au travail chaque matin. J'ai troqué mes talons hauts pour des baskets.

Comme moi, la ville s'active. Un bus s'arrête devant mes yeux. Il n'a pas l'air bondé, mais non. Depuis les attentats, cette boîte de conserve m'angoisse. J'imagine ses portes vitrées qui s'ouvrent et se referment sur moi. Et puis, à l'intérieur, ce sentiment d'être prise au piège, à la merci d'une personne malveillante. Je ne monterai pas dans ce bus. Je ne monterai dans aucun métro ni aucun tram, d'ailleurs. Je suis bien mieux dehors, à pied.

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Pourtant, je ne cesse de me répéter qu'il est bien plus probable que je meure écrasée par une voiture lors de mes déplacements qu'à cause de l'explosion d'un kamikaze, mais la peur n'est pas rationnelle, n'est-ce pas ?

Et puis, je dois l'avouer, ce n'est pas la mort que je fuis, mais mon anxiété. Et si je faisais le mauvais choix ? Et si je prenais le métro maudit ? Dès que je songe à prendre les transports en commun, ce questionnement reprend. Pour moi, il s'agit d'une gigantesque roulette russe – en sachant pertinemment que le barillet est immense et qu'il n'y a qu'une seule balle. Sauf que cette balle est peut-être pour moi. C'est un supplice qui ne quitte plus depuis le 22 mars 2016.

Je me souviens parfaitement de ce jour-là. Le réveil, la radio, l'annonce de plusieurs déflagrations dans l'aéroport. La crainte du pire après la nouvelle explosion dans le métro. « Pourquoi Maelbeek ? », m'étais-je dit en pensant à cette station assez peu fréquentée. Puis, très rapidement, la panique. Les heures qui suivirent furent un calvaire, passé à attendre des nouvelles de mes proches en m'accommodant d'un réseau téléphonique saturé.

Désormais, sur le trajet qui me mène à mon travail, j'évite le quartier européen et ses institutions. Il n'y a pas de meilleur endroit pour une attaque. Ça représente un petit détour, mais ça ne fait rien. En définitive, marcher me fait du bien. Depuis que j'ai arrêté de prendre les transports en commun, j'évacue plus facilement la tension et le stress accumulés pendant la journée.

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Malgré ce bonheur relatif, j'avoue que le tableau n'est pas tout rose. Avant le 22 mars, je rendais visite à ma sœur deux à trois fois par semaine. Aujourd'hui, à pied, j'en ai pour trois heures aller, trois heures retour. J'y vais donc moins régulièrement. Parfois, ma peur donne naissance à des situations surréalistes, comme la fois où j'ai dû marcher trois heures à travers la ville en transportant sous le bras le corps de mon chat décédé, installé dans sa petite couverture, pour aller l'enterrer dans le jardin de mes parents.

Face à une telle attitude, mes amis et mon entourage ne me jugent pas. Ils « comprennent » même si certains considèrent les contraintes que je m'impose comme étant « un peu folles ». Quand je leur réponds que cette peur n'est pas rationnelle et que j'en suis parfaitement consciente, il n'y a plus grand-chose à ajouter.

Avant les attentats, je repérais déjà où se situaient les sorties de secours dans les grands magasins. C'était une sorte d'automatisme, un truc inconscient.

Encore une dernière ligne droite et je serai au bureau. Un collègue me dépasse en vélo, il me salue de la main. Lui non plus ne prend plus les transports. Dans mon entourage, il est le seul. Les attentats ont pourtant été un choc pour la Belgique toute entière. Avoir peur est une réaction naturelle. Un sondage paru dans la presse deux mois après ces attaques révélait qu'un tiers des Bruxellois affirmait éviter de prendre le métro et l'avion. Sauf que l'anxiété finit par s'estomper avec le temps. Les habitudes reprennent pour tout le monde, sauf pour moi, et quelques autres.

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Bien sûr, vous me direz que je n'ai pas directement été touchée par ces attaques, et vous auriez raison. Aucun de mes proches n'était présent sur les lieux des attentats. J'ai vécu ce 22 mars de l'extérieur, en spectatrice, ou presque : un collègue a perdu un parent. Pourtant, chez moi, cette anxiété perdure. D'ailleurs, elle ne se limite pas aux transports. Lorsque je me rends à des rassemblements ou dans des lieux publics avec des amis, une petite voix s'élève et me susurre : « Ici, c'est l'endroit idéal pour t'atteindre. »

Pourquoi ? Je pense avoir l'explication. En y réfléchissant, il est évident que mon anxiété a toujours été là, en quelque sorte. Avant les attentats, je repérais déjà où se situaient les sorties de secours dans les grands magasins. C'était une sorte d'automatisme, un truc inconscient. Le 22 mars 2016 n'a fait que révéler cette peur sous-jacente en cristallisant mes angoisses.

Pourtant, je ne vis pas cette situation comme un handicap. Même les psys le disent : si mon attitude n'a pas de grandes conséquences sur mon quotidien, il n'y a aucun problème. Je suis très anxieuse, mais ce n'est pas pathologique. Ça le deviendrait si je venais à quitter mon job ou à déménager, ce qui n'est absolument pas d'actualité. À vrai dire, je pense avoir trouvé un bon équilibre entre mes angoisses et la vie à laquelle j'aspire. Si je peux marcher, je marche. Si je peux éviter ce qui me fait peur, je l'évite. Les rares fois où cela s'impose, je fais avec.

Il m'est arrivé de prendre l'avion, d'ailleurs. J'ai toujours détesté ça. Ça m'a toujours effrayée. Pourtant, je l'ai pris avec une amie au mois de juillet pour partir en Grèce. J'ai eu peur, mais pas plus que d'habitude. Par contre, dans le hall d'enregistrement, j'ai pensé à ces gens qui s'y trouvaient le 22 mars. Je me suis demandé comment j'aurais réagi, si j'aurais fait preuve de bravoure ou de lâcheté.

Malgré ces questionnements incessants, je continue à sortir, à voir mes amis. C'est d'ailleurs pour ça que ce soir, après le boulot, j'irai boire un verre en terrasse. Comme d'habitude, je rejoindrai mes potes à pied. Je sais déjà que je ne pourrai pas m'empêcher de me demander d'où un terroriste pourrait surgir. Je me sentirai ciblée, sur le qui-vive, parce que c'est plus fort que moi, mais j'irai quand même. Même si, mon Dieu, comme je rêverais de retrouver une insouciance qu'au fond, je n'ai jamais vraiment éprouvée.

Alice est sur Twitter.