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BUREAU DES ETUDIANTS

Lille : ma faculté va craquer

Devinette. Qui a dit : « J’ai fait un "fuck" mais quand on me traite comme un paquet de merde, je réagis ! » ? Eh bien, c'est le dirigeant d'une grande université française. Bonne journée à tous les étudiants qui nous lisent.
Illustration : VICE

Une AG dans une fac de sciences humaines, c’est un peu comme un pastis bien frais en plein soleil : une tradition française. Sauf qu’à Lille 3, ça dégénère. Un collectif d’étudiants chauffés à blanc, un vice-président d’université ultra provoc, et deux intellectuels médiatiques venus souffler sur les braises… La recette parfaite du cocktail explosif, qui s’est déroulée jeudi 7 décembre, lors de la conférence donnée à la fac de Lille 3 par deux figures emblématiques de la pensée d’extrême gauche, le sociologue Geoffroy de Lagasnerie et l’écrivain Édouard Louis. Leur discours, subversif et très critique à l’égard de toutes les formes de pouvoir et de domination, rencontre depuis quelques mois un grand succès auprès des étudiants. Leur passage à Lille n’était donc qu’une étape comme une autre dans leur tour de France des facs françaises.

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Juste avant leur intervention, des étudiants leur ont demandé s’ils pouvaient tenir une AG dans la foulée de leur conférence. L’ordre du jour ? Débattre et organiser la lutte contre la réforme de l’université, alors en discussion à l’Assemblée nationale. Geoffroy de Lasgasnerie et Édouard Louis ont accepté bien volontiers. Autant demander à des crocodiles s’ils préfèrent manger un steak ou des petits pois pour le dîner… Ce que les deux intellectuels ignoraient, c’est que le collectif d’étudiant en question (le bien nommé « CRS » pour Collectif de Résistance à la Sélection à l'Université) et la direction de l’université jouaient à la guerre des nerfs depuis plusieurs semaines. Ainsi, dix jours avant la conférence du 7 décembre, une AG s’était déjà mal terminée. « Philippe Vervaecke était présent. Nous avons évoqué la possibilité d'occuper l'amphi dans lequel nous nous trouvions. Vervaecke a refusé. Mais nous avons quand même voté l'occupation », raconte, pas peu fier, un membre du collectif qui se fait appeler « Pierre Dunord ». Il ajoute : « Nous voulions simplement avoir un lieu de débat, de lutte et de liberté ! ».

Mais le vice-président, lui, s’est estimé humilié : « D’abord, j’ai dû attendre 25 minutes qu'ils votent pour savoir si, oui ou non, je serai autorisé à prendre la parole dans leur réunion… Finalement, ils ont accepté et je leur ai expliqué que, pour des raisons de sécurité évidentes, une occupation nocturne était impossible. Mon boulot de dialogue, je l'ai fait. » Comprenant que rien ne fera bouger « ses » étudiants de « son » établissement, le vice-président a tenté de jouer au plus malin en déclenchant les alarmes détectrices de mouvements. Le son est devenu assourdissant, plus personne ne pouvait s’entendre… Mais les étudiants ont trouvé la parade : « On a mis des manteaux sur les détecteurs et ça s'est vite arrêté », sourit Pierre Dunord, un rien persifleur. Résultat : Philippe Vervaecke est passé à la vitesse supérieure en appelant les forces de l'ordre.

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"Je ne sais pas si le vice-président m'a menacé parce que je suis queer…" – Edouard Louis.

Il est rare, sous nos latitudes, de voir la police sur les campus universitaires. Scandalisés, les étudiants ont crié au fascisme. Mais, contacté par Vice, le vice-président assume : « c’est la mort dans l’âme que j’ai composé le 17. Ça faisait dix ans qu'on n’avait pas vu ça à Lille 3 ! Les organisations syndicales organisent des AG tout le temps. Les membres du CRS sont les seuls à poser problème. Pour faire une AG, il faut faire une demande huit jours avant. Mais on n'est pas dans le flicage, 48 heures ça suffit largement. Seul ce collectif refuse de respecter cette
règle. » Les choses se sont encore envenimées deux jours plus tard, quand les membres du CRS ont croisé Philippe Vervaecke dans la rue, alors qu’ils manifestaient contre la politique de Macron. « Je me suis fait conspuer », assure le vice-président. Mais au lieu d'ignorer doctement ses étudiants, comme le haut responsable d'université qu'il est, Philippe Vervaecke a joué la provoc : il a tendu le bras, serré le poing et déployé le majeur. « Oui, j’ai fait un "fuck", admet-il. C’était une erreur, bien sûr, mais quand on me traite comme un paquet de merde, je réagis ! ».

La tectonique des plaques était donc déjà bien à l’œuvre quand Édouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie ont, l’air de rien, soufflé sur les braises. Apprenant la tenue d’une AG improvisée ce soir-là, Philippe Vervaecke a débarqué pour tenter de l’interdire. Conspué par le public, il a de nouveau brandit son majeur devant ses étudiants. Et s’est installé d’office à la tribune, aux côtés des conférenciers. Légitimement, Geoffroy de Lagasnerie lui a publiquement rappelé que son attitude était une « entrave à la liberté académique ». Il s’est adressé aux étudiants avec ambiguïté : dans un sourire entendu, il a affirmé ne pas encourager les étudiants à « occuper l'amphi » ou à « séquestrer le Monsieur » (à propos de Philippe Vervaecke)… Dans la salle, tout le monde a compris le caractère ironique de sa phrase.

Puis, ce fut au tour d’Edouard Louis d’ajouter de l’huile sur le feu, assurant qu’il venait d’être menacé par le vice-président : « Il m'a dit qu'on allait "s'expliquer dehors" lui et moi », raconte l'écrivain à Vice. « Je me suis senti en danger, il avait un langage corporel très agressif. Pour moi ça voulait dire "je vais te casser la gueule".» Au micro, il a assuré : « Je ne sais pas s'il m'a dit ça parce que je suis queer. Peut-être que si j'avais été un grand garçon musclé il ne me l'aurait pas dit. » Bronca du public ! La salle était donc chauffée à blanc quand la conférence s’est terminée, après la traditionnelle « séquence autographes » des conférenciers. C’est à ce moment-là que les flics sont entrés dans l’amphi pour l’évacuer.

En direct du TGV qui les ramenait vers Paris, les deux intellectuels ont twitté leur indignation : Édouard Louis parlant « d’agression » et Geoffroy de Lagasnerie dénonçant le « dispositif militaire » mis en place par Lille 3. Dès le lendemain, Philippe Vervaecke lançait sa riposte en déposant une plainte en diffamation contre les accusations d'homophobie qu'il a vu passer sur twitter.

L’histoire est donc loin d’être terminée et alors que les députés continuent d’examiner le projet de réforme de l’université, les crises successives à Lille 3 sonnent comme un avertissement. Attention, danger, il ne faudrait pas grand-chose pour que la fac s’embrase.

Charlie Duplan est sur Twitter.