Comment une rivalité fraternelle a jeté les bases du sportswear moderne
Brian Blickenstaff

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Sports

Comment une rivalité fraternelle a jeté les bases du sportswear moderne

En lançant Adidas et Puma, les frères Dassler ont déchiré leur famille et leur village natal, mais surtout lancé l'ère du sport-business.

Le chauffeur de taxi voulait s'assurer que je n'avais pas mal prononcé. « Adidas ?», m-a-t-il redemandé d'un ton qui signifiait : « Vous êtes bien sûr ? », et qui sous-entendait qu'une alternative existait ici à Herzogenaurach, petite ville bavaroise de 24 000 habitants : en effet, outre la maison-mère d'Adidas, le bourg accueille depuis des années le siège de Puma, l'autre grande multinationale du sportswear.

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"Herzo", comme l'appelle les locaux, est un lieu mythique dans l'histoire du sport. Pas parce qu'un quelconque exploit y a été accompli, mais bien parce que cette ville a vu naître les frères Dassler, Adi et Rudolf, qui y ont ouvert un magasin de chaussures au début des années 20, avant de se brouiller violemment. A l'époque, ils se sont tout de même arrangés pour se répartir équitablement les parts de leur entreprise commune, avant de s'installer chacun sur une berge de la rivière qui coule à travers la ville. C'est à partir de là que l'histoire familiale des Dassler, jusqu'ici sereine et unie, s'est transformée en destin romanesque, digne des Montagus et des Capulet, quoique moins tragique. La rivalité qui s'est instaurée entre les deux frères s'est en effet déroulée sur un terrain symbolique, celui du sport, des pistes d'athlétisme olympiques aux terrains de foot en passant par les parquets des salles de basket. Sans compter bien sûr les tranquilles rues pavées de leur village de naissance.

Au pic de la guerre intestine qu'Adi et Rudolf se sont livrés, Puma et Adidas étaient comme des gangs rivaux. Travailler chez l'un interdisait de traverser la rivière pour aller sur le territoire de l'autre. Chaque côté de la ville disposait de sa propre boulangerie, des ses bars et de ses clubs de sport, réservés aux partisans de l'un ou de l'autre.

Avant le schisme pourtant, les deux frères travaillaient la main dans la main dans une atmosphère plutôt détendue. Leur projet commun est né sur les cendres d'une Allemagne ruinée par la Première guerre mondiale, prise dans l'étau des sanctions économiques imposées par les Alliés. Le pays traversait une période de dépression économique et sociale sans précédent, les taux de chômage et d'inflation astronomiques de l'époque étaient là pour en témoigner. Démobilisés à l'armistice, les frères Dassler découvrent à leur retour que leur village de naissance n'a pas été épargné, la blanchisserie de leur mère non plus. C'est dans ce local, et sur les restes du commerce familial en faillite, qu'Adi, le petit frère a ouvert son magasin de chaussures.

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En ces temps troublés, Adi se débrouillait pour trouver des matériaux un peu partout où il le pouvait en rase campagne. L'affaire se révèle vite payante : en temps de crise, personne n'a besoin d'une blanchisserie, mais les gens ont toujours besoin de se chausser. Après trois ans de travail et de développement de son magasin, Adi demande à son frère de lui prêter main forte. C'est ainsi que le commerce est baptisé Gebruder Dassler - soit les frères Dassler.

Adi avait développé des talents de créateur. Après plusieurs années de tâtonnements, il fait une grande découverte, qui le lance dans le grand bain : des pointes d'athlétisme d'un genre nouveau. Les chaussures ressemblaient un peu à des ballerines, mais elles étaient faites de telle sorte qu'elles offraient aux athlètes un meilleur rebond. Très vite, les frères deviennent les fournisseurs officiels des athlètes allemands, puis d'autres sélections étrangères. Aux JO de Berlin de 1936, Jesse Owens triomphe sur la piste et humilie Hitler chaussé de pointes Dassler.

Bien que les deux frères n'étaient pas des nazis convaincus, ils étaient membres du NSDAP, comme beaucoup d'autres citoyens allemands de l'époque. L'insistance voire l'obsession d'Hitler pour la culture physique et l'athlétisme en particulier n'était pas pour leur déplaire, bien au contraire puisqu'il était gage de réussite commerciale pour leur affaire. Le problème pour eux n'était pas tant le contexte politique inquiétant des années 30, mais la dégradation progressive de leur relation. A l'époque, les deux frères vivent ensemble avec leurs épouses, ce qui va poser quelques problèmes.

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« Ma relation avec mon frère était parfaite de 1924 à 1933. Ensuite, sa femme, qui était très jeune, a commencé à s'impliquer dans nos affaires malgré son manque d'expérience. C'est là que la guerre a éclaté ». Ce témoignage est celui de Rudolf Dassler, cité dans l'excellent bouquin de Barbara Smit, La guerre de la sneaker : les frères ennemis fondateurs d'Adidas et de Puma et la querelle familiale qui a changé la face du sport-business.

Cette guerre dont parle Rudolf n'a rien à voir avec le second conflit mondial, qui jouera pourtant un rôle déterminant dans l'embrouille entre les frères. En effet, alors que les tensions minent l'entreprise et les relations entre Rudolf et Adi, Rudolf est appelé à partir pour soutenir l'effort de guerre. Adi reste en poste pour gérer l'entreprise. Rudolf est convaincu que son frère complote dans son dos pour l'évincer alors qu'il est au front, déserte pour venir s'assurer que rien n'échappe à son contrôle.

A l'armistice, alors que l'Allemagne démembrée passe sous l'autorité des forces alliées, les deux clans Dassler atteignent des sommets de paranoïa. Les épouses de chacun des deux frères tentent de convaincre l'opinion publique que le mari de l'autre est un fervent nazi. De son côté, Rudolf passe quelques temps en prison juste après la victoire américaine, mais les troupes US comprennent bien vite qu'ils n'ont affaire qu'à du menu fretin et ne le punissent pas.

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En 1948, le divorce est consommé. C'est la fin de l'entreprise Gerbruder Dassler. Adi conserve la chaîne de production et part fonder Adidas. Rudolf garde les locaux administratifs et financiers, situés de l'autre côté de la rivière du coin, la Ruda, qui le pousse à rebaptiser son entreprise Puma. La mère des frères Dassler choisit le camp de Rudolf.

« Très vite, les employés de chaque entreprise se sont naturellement installés de part et d'autre de la Ruda et ont organisé leurs vies en fonction de ce découpage de la ville », explique le docteur Manfried Welker, historien local et accessoirement arrière-petit-neveu des frères Dassler. Quand il m'a expliqué tout ça, nous étions alors dans la musée de la ville, en face d'une exposition temporaire consacrée à Puma, où l'on retrouvait toutes sortes d'objets conservés par un employé du groupe pendant des décennies : des petites voitures, des briquets, une photo de Pelé chaussé de ses fameuses Puma…

« Cette période n'avait rien d'une guerre sanglante », poursuivait Welter. Les deux parties s'ignoraient juste. Les frères ne s'adressaient plus la parole depuis des années déjà. On a souvent écrit qu'ils ne s'étaient plus jamais reparlés de leur vie, mais d'après Smit, ils se sont recroisés à quelques reprises dans leur vie, que ce soit à l'aéroport de Francfort ou à un hôtel dans les environs de Nuremberg. Dans quelle mesure ces rares instants ont permis une forme de réconciliation ? Difficile à dre. Alors que Rudolf était sur son lit de mort en 1974, il avait demandé à Adi de venir le veiller pour lui parler une dernière fois. Adi a refusé.

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Aujourd'hui pourtant, quand vous marchez dans les rues de la ville comme j'ai pu le faire par un froid matin de février quand je suis passé par Herzo, impossible de soupçonner que la ville ait pu être à ce point divisée. Il n'est même pas évident de se rendre compte que la ville a un quelconque rapport avec l'industrie du sport, si ce n'est qu'une statue de bronze a été érigée sur la grand place. elle figure deux jeunes gens en train de fabriquer des chaussures.

D'après Welker, la ville a réellement changé quand les deux familles ont vendu les compagnies en 1989. Les groupes étaient devenus des mastodontes mondialisés. « Si vous allez sur le parking de l'entreprise, vous voyez des plaques françaises, des plaques hollandaises. Les travailleurs ne viennent plus d'ici depuis longtemps, et vivent à Nuremberg pour la plupart », explique Welker.

De retour dans le taxi, j'explique au chauffeur que oui, je parle bien d'Adidas, pas de Puma. Il redémarre, et m'emmène hors d'Herzo, à quelques kilomètres de là. Nous arrivons dans un vaste espace baptisé « le monde du sport » qui appartient à la marque aux trois bandes.

Si les deux grands groupes étaient autrefois séparés par une rivière et constitué en deux bandes rivales qui ont profondément divisé la ville, aujourd'hui, les actionnaires n'ont plus le temps pour ce genre de folklore. Les sièges ne sont plus dans le centre-ville, ils ont été déplacés en banlieue, sur des terrains moins coûteux. Et Welker avait raison : quand on débarque sur le parking d'Adidas, la plupart des plaques ne sont pas allemandes, mais de tous les pays de l'Union européenne.