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Culture

Dans la réalité sordide des classes populaires américaines

J’ai rencontré Andrea Arnold et les acteurs du film « American Honey » pour discuter des Badlands, d’embrouilles policières et de capitalisme.

Cet article a été rédigé dans le cadre de la sortie d'« American Honey », en salles le 8 février prochain. Cliquez ici pour plus d'informations. Le quatrième film d'Andrea Arnold, American Honey, est une fresque impressionniste et captivante dans laquelle on suit Star – incarnée par Sasha Lane – 18 ans et sans abri dans sa traversée de l'Ouest américain au sein d'un mag crew – un groupe de jeunes qui vend des abonnements de presse au porte-à-porte dans les quartiers, vivant de ce qu'ils gagnent et profitant de l'instant présent. Au rythme des hauts et des bas de Star – parmi lesquels une aventure torride avec son collègue Jake (Shia LaBeouf), des clients lubriques et la réalité sordide des classes populaires américaines –, le film embarque le spectateur dans une virée sans fin : une réflexion sur le passage à l'âge adulte, la confusion et l'extase qu'il génère. Distribué par la boîte de production indé A24 et coproduit par Pulse Films (dont VICE est actionnaire majoritaire), American Honey est le dernier succès en date d'Arnold, qui a aussi à son actif certains épisodes de la saison 2 de Transparent, ainsi que le drame adolescent Fish Tank, sorti en 2009. Ce dernier film a décroché le prix du jury lors de sa projection au Festival de Cannes, tout comme American Honey cette année. Lorsque j'ai rencontré Arnold et une partie de ses acteurs par un bel après-midi de septembre dans les locaux d'A24, certains d'entre eux revenaient tout juste du Festival du film de Toronto, et ils étaient d'humeur festive. « On avait un bus équipé pour faire la fête – c'est ce que j'ai préféré », me confie Arnold, radieuse dans le brouhaha de son équipe – Dakota Powers, 18 ans, Raymond Coalson, 22 ans, Chad Cox et Isaiah Stone, 21 ans, et McCaul Lombardi, 25 ans – alors qu'ils prennent place. « On a fait une super fête, et on a dansé comme des fous. » Inspirée par un article du New York Times sur la vie au sein des mag crews, ces équipes de jeunes vendeurs itinérants, Arnold a poursuivi ses recherches en embarquant pour un road trip dans l'Amérique profonde, du Grand Sud à l'Utah en passant par le Texas. « J'avais besoin de connaître l'Amérique un peu mieux », explique-t-elle. Powers, Coalson et Cox ont fait leurs débuts d'acteurs dans le film, une occasion rêvée de changer de vie : lorsqu'ils ont été approchés par l'équipe d'Arnold, Cox travaillait dans le bâtiment en Virginie, Powers faisait du couch-surfing à Nashville en cherchant du boulot, et Coalson était pour ainsi dire sans abri et cherchait un emploi dans sa ville natale de Panama City, en Floride. « Avant d'être repéré par Andrea, je n'avais jamais eu autant d'amour dans ma vie », confesse Coalson avec gravité. « Avant ce film, j'aurais pu mourir. J'étais en train de mourir. »
Durant de grandes plages du film, on voit l'équipe dans ses rituels quotidiens : en van sur la route, faisant la fête et enchaînant les hits à fond de balle : Rae Sremmurd & Jeremih – et, tout du long, « We Found Love » de Rihanna, choix personnel d'Arnold pour la bande-son, explosion pop étourdissante et immortelle qui est la chanson du film. Le tournage a indéniablement fait naître une forte camaraderie au sein de l'équipe, et elle est encore évidente aujourd'hui. L'interview s'est déroulée dans une atmosphère gentiment turbulente, avec autant de chahut que de compassion.

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VICE : Pendant le tournage, vous avez découvert des régions que vous ne connaissiez pas ?
Raymond Coalson : Le Dakota du Sud, c'était dément.
Dakota Powers : Les jolis coins qu'on voit dans le film – les petites villes de banlieue dans lesquelles on a tourné –, ça ressemble beaucoup à ma ville. J'avais l'impression d'être chez moi, mais ailleurs.
McCaul Lombardi : Le Dakota du Sud nous a tous pris de court. Aucun d'entre nous ne connaissait. C'est tellement fou, visuellement – les Badlands, Mount Rushmore, le Crazy Horse Memorial… Les Badlands, c'est une des plus belles choses que j'aie jamais vues.
Andrea Arnold : Et toi, Chad, qu'est-ce qui t'a marqué ?
Chad Cox : Les Badlands, c'était incroyable.
Arnold : Il mérite une médaille, c'est lui qui a conduit la plupart du temps.

C'était comment de conduire devant les caméras ?
Cox : C'est autre chose. Il faut conduire et à la fois se concentrer sur le moment.
Lombardi : Avec dix personnes qui te gueulent dessus en même temps.
Arnold : Et la musique à fond.

Comment vous êtes-vous préparés pour vos rôles ?
Lombardi : Avant le tournage, on a tous été apprendre la vente au porte-à-porte. On a rencontré une vraie équipe, ils ont passé une semaine avec nous pour tout nous expliquer. C'était cool de découvrir leur vie avant de s'embarquer là-dedans.
Arnold : Ensuite je les ai envoyés vendre des magazines, et je leur ai dit qu'ils pouvaient garder l'argent qu'ils gagneraient [rires].

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Vous vous êtes fait combien en vendant des magazines ?
Coalson : Je me suis fait 70 dollars.
Lombardi : C'était cool de faire du porte-à-porte en amenant nos vécus individuels.
Coalson : Au Nebraska, ils ont voulu appeler les flics. « Barrez-vous de là ! Vous voulez qu'on appelle les flics ? » Et on était là : « Allez-y, appelez-les ! »
Powers : C'était un quartier vraiment chic, c'est sans doute pour ça.
Arnold : Je suis étonnée que personne ne se soit fait arrêter [rires].

Le film aborde souvent les questions de classes aux États-Unis. Est-ce que cela a changé votre point de vue sur la question ?
Coalson : Ce que je me suis dit en regardant le film, c'est : n'abandonne pas – même si tu es dans une sale situation, tu peux en tirer quelque chose de génial si tu gardes la foi et l'espoir. Tu nous vois tous sans domicile, mais on est une grande famille et on est heureux. Si tu es sans-abri, amuse-toi, va te baigner dans la rivière ! [rires] Tire le meilleur de ta situation.
Lombardi : J'ai l'impression que tout le monde dans l'équipe avait besoin du film à ce moment de sa vie.
Coalson : Ça m'a sauvé la vie.
Lombardi : Ça a énormément aidé beaucoup d'entre nous. On avait tous besoin de cette famille qu'on y a trouvé, et que vous pouvez voir à l'écran. Quand on écoute de la musique, on est tous calés sur le même rythme, les yeux dans les yeux, à entonner les mêmes paroles. On a cet esprit de famille. C'est une chose qui n'était pas forcément là au départ mais qu'on a construite.
Coalson : On est tous des marginaux. Quand on connaît le parcours des uns et des autres… on a tous une sale histoire. Andrea voulait changer nos vies, d'une certaine façon. Je ne sais pas si elle réalise qu'elle a réussi. J'étais sans-domicile, et aujourd'hui je vis dans une des plus grandes villes américaines – j'habite à Los Angeles, et tout ce dont j'ai jamais rêvé s'est réalisé.

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Ce qui est impressionnant avec American Honey, c'est que c'est un film sur la jeunesse des rues, mais qu'on n'y sent aucune exploitation de la misère. Andrea, qu'avais-tu en tête en faisant ce film ?
Arnold : Ce qui m'a attirée dans ce sujet, c'est la façon dont ces équipes se réunissent et finissent par former une famille. Au moment du casting, c'était important pour moi, je voulais être sûre que tout le monde soit prêt à s'engager. C'est le cas de tous les gens que vous voyez aujourd'hui.

Le film d'Andrea met en scène les rituels qui se déroulent entre les gens – ce qu'on fait entre nous. Dans American Honey, il y a beaucoup de scènes où l'on voit l'équipe interagir, faire des tas de choses ensemble. Il vous a fallu combien de temps avant d'être dans cette disposition d'esprit ?
Cinq secondes. [rires]
Lombardi : On a tous débarqué sans se connaître et au départ on était sur nos gardes. Il nous a fallu un petit moment pour instaurer un climat de confiance, mais une fois que la confiance a été là, il s'est passé un vrai truc. [Esquisse un geste en direction de Coalson] Au départ, lui et moi on ne s'aimait pas du tout. Aujourd'hui, je donnerais ma vie pour ce type.
Coalson : Les gens avec qui je traînais au début du film, j'ai fini par les détester. Ceux que j'ai commencés par détester, j'ai fini par passer tout mon temps avec eux. [ Rit, fait des gestes en direction de la salle] Ceux-là sont les plus chouettes que j'ai rencontrés sur ce film. Tous les autres, au revoir !

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Le hip-hop occupe une grande partie de la bande-son. Quel rôle joue cette musique dans vos vies ?
Coalson : J'aime le hip-hop parce que ça me donne envie de me dépasser. Ça parle toujours d'argent et de trucs comme ça. Quand je me sens mal, que je suis sur le point de tout laisser tomber, j'écoute du rap.
Lombardi : Dans ces moments-là, tu peux pas écouter de la country – c'est à se tirer une balle.
Arnold : Moi la country ne me fait pas cet effet-là.
Coalson : J'aime la vieille country, comme George Jones. Les nouveaux trucs genre « Ooooh, elle m'a quitté », très peu pour moi.

Andrea, une chose qu'on retrouve dans tous tes films, ce sont les gens qui se servent de leurs expériences pour transcender le malheur ou les épreuves qu'ils traversent.
Arnold : La vie, quoi [ rires].
Pourquoi est-ce une une chose vers laquelle tu reviens constamment dans ton travail de réalisatrice ?
Quand un sujet m'attire, je n'ai pas vraiment de conception intellectuelle de ce que je veux faire, ce n'est pas aussi simple. Le plus souvent c'est une émotion, ou une image. Ce que j'avais en tête cette fois, c'est une famille de gens au vécu difficile qui créent quelque chose ensemble. Une fois que je commence, c'est le sujet qui me choisit – je ne sais pas vraiment pourquoi je fais les choses, mais ça devient obsessionnel. Je commence à écrire, et là une idée se forme, une image de départ – et ça ne me lâche plus.

S'il y a une chose que vous voulez que ce film transmette lors de sa sortie en Amérique, ce serait quoi ?

Arnold : Quand j'étais à Austin pour le casting, je suis allée dans un refuge pour sans-abri, et il y avait surtout des jeunes. L'homme qui y travaillait m'a dit : « Ils sont perçus comme les rebuts de l'Amérique. » J'aime ce pays, mais il est très divisé. Le capitalisme est un mode de vie trop rude pour certains. Je lisais The Art of Loving [d'Erich Fromm] et il y a un chapitre où il dit que le capitalisme est incompatible avec l'amour, parce qu'en amour il s'agit de donner, tandis que dans le capitalisme, il faut prendre. Ce que j'aimerais que les gens comprennent, c'est que personne n'est un rebut.
Lombardi : On veut que les gens sachent que cette vie est bien réelle, que ce n'est pas qu'une fiction.
Coalson : La vie, c'est ce qu'on en fait. Quand tu es au plus bas, n'abandonne pas, parce que cela pourra toujours être pire. Fais de ton mieux avec ce que tu as.
Powers : L'Amérique est comme vous décidez de la voir.
Cox : L'Amérique, c'est un voyage. On peut la traverser de part en part, et tout y est différent.

Cet article a été rédigé dans le cadre de la sortie d'« American Honey », en salles le 8 février prochain. Cliquez ici pour plus d'informations.