Lorsqu’une société annonce qu’elle donne une importante somme d’argent, en précisant combien, au profit d’une cause, la plupart des gens imaginent que ce don se fera rapidement, « que le chèque est déjà dans l’enveloppe, » comme l’illustre David Callahan, fondateur et rédacteur en chef du média numérique Inside Philanthropy, qui couvre les dons faits aux œuvres de charité. En étalant discrètement leurs donations sur plusieurs années, les entreprises peuvent recevoir les bénéfices et la sympathie qui résultent de ladite donation sans en subir le poids comptable.« Elles évoquent des gros chiffres, emportées par la folie de l’instant. Mais c’est plus facile de gérer des petites dépenses étalées sur le long terme, » expliquait à VICE David Callahan. « On récolte tous les bénéfices en termes d’image et de perception par le public, sans avoir à en assumer les coûts, ce qui est finalement un des principaux objectifs de la philanthropie des entreprises : obtenir l’exposition la plus favorable qui soit en évoquant des chiffres colossaux. Plus les chiffres sont importants et plus votre image en sortira grandie. Ensuite, vous essaierez de trouver comment atteindre ce chiffre à moindre coût. »« Un des principaux objectifs de la philanthropie des entreprises : obtenir l’exposition la plus favorable qui soit en évoquant des chiffres colossaux. (…) Ensuite, vous essaierez de trouver comment atteindre ce chiffre à moindre coût. » - David Callahan
« Les problèmes qui relèvent de la justice sociale sont, par nature, systémiques, et nous pensons qu’il faut un engagement continu pour avoir un véritable impact sur ces questions et apporter un changement, » déclarait Austin. « On ne peut pas résoudre un problème de ce genre du jour au lendemain. Chez Sony, nous sommes bien conscients de cette réalité et nous nous engageons à essayer de créer ces changements sur plusieurs années. »Le docteur Menna Demessie, vice-présidente et directrice exécutive du Groupe de travail pour des changements significatifs, supervise le fonds de Sony pour la justice sociale. Et elle déclarait que le fait d’accélérer le processus d’attribution des subventions rendrait un bien mauvais service aux organisations auxquelles l’entreprise souhaite venir en aide.« Si l’on donnait notre argent à la va-vite, simplement pour pouvoir dire qu’on l’a donné, on risquerait de rater notre objectif qui est, en fait, de rendre la communauté plus autonome, » expliquait-elle. « Pour faire un travail sérieux, il faut prendre le temps de le faire. Si telle ou telle organisation a véritablement besoin d’une aide financière et qu’elle correspond aux critères qui sont les nôtres, nous ne voulons pas risquer de passer à côté. »« En philanthropie, on veut souvent résoudre les problèmes sur une période 3 à 5 ans de temps. Mais la vie, ça ne marche pas comme ça. » - Yvonne Moore
Il serait peut-être plus juste de mesurer les donations des Trois Grandes en comparant ces sommes à leurs profits. Les entreprises ne déclarent pas leurs profits selon la même échelle de mesure, et les rapports cités plus haut ne présentent qu’une partie des informations financières de chaque société. Cela étant dit, sur l’année fiscale 2020, le Universal Music Group a déclaré un EBITDA (le bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement), une mesure assez simplifiée des profits, de 1,8 milliards de dollars. Ainsi, les quelques 5 millions que l’entreprise déclare avoir versés aux œuvres de bienfaisance représentent environ 0,3 % de son EBITDA sur l’année fiscale 2020. Sur la même année, l’EBITDA de Warner est d’environ 837 millions, les 5,2 millions de dons représentent donc environ 0,6 % de cet EBITDA sur l’année fiscale 2020. Enfin, le Sony Music Group n’a pas publié son EBITDA pour l’année fiscale 2020, mais seulement ses revenus d’exploitation opérationnels, une autre mesure simplifiée des profits : environ 1,7 milliards. Ainsi, les 25 millions de dons représentent environ 1,5 % des revenus d’exploitation sur l’année 2020.« L’échelle de mesure selon laquelle de nombreuses sociétés décident ce qui est important ou non, et l’échelle qui sert à mesurer le succès, c’est le revenu. L’argent. » Megan Ming Francis s’est montrée claire à ce sujet. « Il est donc crucial d’aborder les choses comme suit : Quelle part de ce gâteau êtes-vous disposé à consacrer à cette problématique si c’est vraiment important ? En ne consacrant qu’une maigre part de leur gâteau à la question de la justice raciale, elles montrent qu’elles n’accordent à ce sujet qu’une importance relative. »« En ne consacrant qu’une maigre part de leur gâteau à la question de la justice raciale, elles montrent qu’elles n’accordent à ce sujet qu’une importance relative. » - Megan Ming Francis
Mais d’après Callahan, rédacteur en chef de Inside Philanthropy, il n’était pas envisageable pour ces sociétés de ne rien donner aux organisations qui luttent pour plus de justice sociale. Les pressions qu’elles ont reçues pour faire ce geste suite au meurtre de George Floyd, de la part du public, mais aussi d’artistes et d’employés qui travaillent pour elles, ont fait de ce geste une évidence plus qu’une nécessité. « Aux États-Unis, la population considère de plus en plus les entreprises comme des acteurs moraux avec des responsabilités morales, » expliquait Callahan. « Les sanctions pour les entreprises qui sont en décalage avec l’opinion publique sur les questions sociales ou politiques importantes peuvent être très lourdes. En particulier pour les entreprises du monde de la musique, dont le public cible mais aussi les employés sont souvent des populations très jeunes et plus diversifiées et qui, de ce fait, peuvent vivre ces injustices de manière encore plus forte. »Les Trois Grandes ont reçu une quantité astronomique de publicité positive grâce à leurs fonds pour la justice sociale. Et dans une certaine mesure, c’est mérité. Mais le bonus d’image dont elles ont bénéficié s’appuie au moins en partie sur les importantes sommes d’argent qu’elles ont promis de donner. Presque tous les gros titres qui abordaient les fonds pour la justice sociale de ces entreprises citaient les chiffres. 100 millions de dollars ici ou 25 millions là. Lorsque ces fonds ont été lancés, aucune des trois sociétés n’a expliqué que l’argent qu’elle promettait de donner serait versé sur plusieurs années. Encore aujourd’hui, seule Warner a publié un calendrier complet des donations à venir.« Il est nécessaire de rappeler que derrière ces gros titres, qui améliorent beaucoup leur image, il y a beaucoup de petits caractères. Et il y a aussi une absence totale de transparence, » expliquait Callahan. « Il est difficile de savoir ce qui se passe exactement, dans quelle mesure ces acteurs agissent de bonne foi et pensent vraiment donner cet argent, car il peut y avoir de très bonnes raisons d’effectuer les versements lentement, en sélectionnant soigneusement les bénéficiaires. Mais au bout du compte, ce que le public imagine – que le chèque est déjà dans l’enveloppe – est bien loin de la vérité. »Et Callahan d’ajouter, « D’un autre côté, si l’argent finit vraiment par être versé à ces organisations, il s’agit tout de même de 100 millions de dollars. »Jasper Craven a également participé à la rédaction de cet article.Suivez Drew Schwartz sur Twitter.VICE France est aussi sur Twitter, Instagram, Facebook et sur Flipboard.« Il est nécessaire de rappeler que derrière ces gros titres, qui améliorent beaucoup leur image, il y a beaucoup de petits caractères. Et il y a aussi une absence totale de transparence. » - David Callahan
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