terrain de football depuis les gradins
Société

Préserver son amour du foot quand celui-ci est gangréné par la merde

Le foot qu’on aimait est devenu une fabrique à inégalités, au service des seuls super riches. Mais selon Jérôme Latta, des alternatives sont possibles.
Gen Ueda
Brussels, BE

Comme je l’ai évoqué dans un récent article concernant mon rapport au « supportérisme modeste », je n’ai jamais vibré lors de grandes affiches. Que suis-je censé ressentir en voyant des formations avec lesquelles je n’ai aucun lien, au sein desquelles il y a un turnover de malade et qui, parfois, sortent magiquement de nulle part simplement grâce à l’impulsion intéressée d’un milliardaire saoudien ou américain ? En plus, le fait de suivre la sélection japonaise et deux clubs de divisions inférieures (et en faillite) ne m’a donné d’autres choix que de développer une étrange affection pour les issues dramatiques.

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Comprendre (avec les moyens intellectuels limités que je possède) comment fonctionne le foot en tant que machine néolibérale donne raison à cette distance que j’entretiens avec l’élite du foot. Plus les années passent, moins je trouve de prises auxquelles m’accrocher, alors que j’aime sincèrement ce sport. Je dégueule à chaque fois qu’on me parle de la FIFA, j’ai des envies de meurtre quand je vois la Coupe du monde au Qatar se dérouler parfaitement malgré les innombrables morts sur les chantiers des stades et j’ai même ressenti bien pire quand celle de 2030 a été présentée – ce sera la première à se dérouler sur trois continents différents.

Je ne vois plus que le fric et du vomi.

Et encore, je n’ai connu ce monde qu’à l’orée des années 2000, soit à un moment où le foot a déjà bien été chamboulé par l’avènement des droits télés : les chaînes sont progressivement devenues payantes, les horaires des matchs ont été reconfigurés pour augmenter l’offre télévisuelle, etc. Même au niveau de l’expérience de jeu, la télé a morcelé ce qu’on en vit, en mettant le focus sur la performance individuelle captée par les nombreuses caméras, loin de ce qu’on voit de nos yeux quand on va au stade. La télé a transformé le foot en un spectacle émotionnel en 4K à des fins mercantiles. Désormais, l’économie entière de la discipline repose sur les diffuseurs et le profit. 

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Mais si le foot est vidé de son essence, que reste-t-il pour nous transcender ? J’ai posé la question – parmi d’autres – à Jérôme Latta, journaliste indépendant, cofondateur et rédacteur en chef des Cahiers du football, et auteur de Ce que le football est devenu : trois décennies de révolution libérale, publié aux éditions Divergences (les couvertures les plus jolies du monde littéraire). 

Dans son livre, l’auteur cite notamment Jonathan Liew, journaliste du Guardian : « La Premier League n’est-elle pas devenue l’équivalent footballistique de la City de Londres : un terrain de jeu non régulé pour les super riches du monde entier, jetant par les fenêtres l’argent des autres tout en prétendant fournir au public un service essentiel ? Ce n’est pas votre monde et il n’a plus aucun vrai lien avec votre vie, mais en y mettant le prix, vous pouvez prendre une chaise et vous asseoir au fond pour regarder. » 

Le foot n’est effectivement plus un bien commun, il se fait progressivement moins populaire, les clubs riches deviennent de plus en plus riches et les grandes instances anéantissent ce qu’il reste de son âme pour la vendre aux plus offrants. Alors, comment préserver son amour du foot quand celui-ci est gangréné par le fric et la merde ?

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VICE : Comment vous avez vécu la création du marché des droits de télé dans les années 1990 ?
Jérôme Latta
: En France, la diffusion payante de football s’est imposée au moment du lancement de Canal+, qui avait basé son modèle économique sur le sport et le cinéma – et un peu la pornographie aussi. Ça a constitué un bouleversement assez sensible : on pouvait accéder à un nombre de matchs beaucoup plus important qu'auparavant. Avant ça, la diffusion du foot s’inscrivait dans une économie de la rareté, il y avait très peu de matchs diffusés – des matchs de Coupe d’Europe, de Coupe du Monde, de l’équipe de France… Là, très vite, plusieurs matchs ont été disponibles chaque semaine.

Ce qui était nouveau aussi, c’est qu’il fallait acquérir un abonnement et un décodeur pour accéder à tous ces matchs. Mon père s'était abonné le jour même où devait être diffusé un match de Saint-Étienne, dont on est supporters. Ça avait été un achat d’impulsion qui s’était avéré très durable parce que, pendant longtemps, Canal+ était incontournable comme diffuseur principal du football. Puis, ils ont eu des concurrents qui ont permis de valoriser les droits de télévision du championnat de France. 

« Là où il devrait y avoir un débat et l’exposition de voix dissidentes et critiques, c'est dans les médias sportifs spécialisés. Mais ils ne s'emparent pas du tout de ces sujets, et expriment même une forme d’embarras. »

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À ce moment-là, les clubs français redoutaient cette nouveauté ?
C’est vrai que pendant très longtemps, dans les années 1960/1970, quand les moyens techniques de diffusion de matchs ont été disponibles, les clubs professionnels étaient extrêmement réticents parce qu’ils étaient persuadés que ça allait vider les stades. Comme les diffusions étaient très rares, quand un match était diffusé, les clubs constataient une petite baisse d’affluence, parce qu’évidemment, la diffusion télévisée constituait un événement en soi. Mais ce qui a changé les perceptions, c’est que le montant des droits pour ces diffusions est devenu beaucoup plus significatif avec l’arrivée d’opérateurs comme Canal+. Ça a changé la réflexion des clubs puisqu’ils ont pu considérer que cette manne leur était suffisante pour compenser les éventuelles baisses de recettes de billetterie. En plus, à cette époque, les affluences étaient assez médiocres dans les stades français. 

Mais à plus long terme, ils ont constaté que l’exposition médiatique du football contribuait à sa visibilité et donc renforçait son pouvoir d’attraction. Plus tard, dans les années 1990, et surtout au lendemain de la Coupe du monde 98, il y a d’ailleurs eu un bond très significatif des affluences dans les stades. Il y a donc eu un changement de réflexion dès lors que les droits de télévision sont devenus substantiels et que les avantages économiques excédaient les inconvénients et les baisses hypothétiques des recettes de billetterie. 

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Justement, la Coupe du monde sert de levier pour les instances du foot et les partenaires commerciaux, non ? On dirait que ces événements sont devenus les plaques centrales de la dérégulation. 
La Coupe du monde a été l’une des premières compétitions diffusée à l’échelle mondiale. On peut même dire que c’est elle qui a amorcé la médiatisation massive du football – à une époque, en plus, où le football de sélection était considéré comme étant d’une qualité supérieure au football de club, ce qui s’est sensiblement inversé au cours des dernières décennies. Ce qui est sûr, c’est qu’aujourd’hui, le développement de la Coupe du monde a suivi le développement économique de l’industrie du football dans son ensemble. Elle incarne la tendance au gigantisme des grands évènements sportifs mondiaux. Il y a eu une augmentation progressive du nombre de participants, qui se prolonge à des niveaux alarmants – on va passer, pour la prochaine édition 2026, de 32 à 48 équipes. Cette croissance s’exprime aussi dans le fait qu’il devient de plus en plus difficile pour un seul pays d’accueillir l’événement, ce qui pousse à une co-organisation. En 2026, on aura une Coupe du monde dans trois pays, avec des distances considérables entre les villes hôtes au Canada, au Mexique et aux États-Unis. Et en 2030, on va avoir une Coupe du monde sur trois continents, ce qui montre le peu de souci de la FIFA pour les considérations écologiques, avec un bilan carbone qui continue de s'accroître – après le Mondial au Qatar qui avait déjà battu les records. 

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Cette croissance illustre aussi la cupidité de la FIFA, qui se soucie d’abord de l’augmentation de ses ressources plutôt que de l’équilibre de la compétition, de ses impacts et de son coût économique et environnemental. Parce qu’évidemment, quand on augmente le nombre de participants, on augmente le périmètre des droits de télévision et on revalorise les droits de diffusion, ce qui enrichit la FIFA. La FIFA présente le prétexte du développement du football dans un plus grand nombre de pays, mais on comprend bien que les motivations principales relèvent d’un intérêt économique et géopolitique : plus le président de la FIFA satisfait un grand nombre de pays, plus la situation électorale lui est favorable. C’est dans cette démarche de double conquête que s’inscrit la croissance de la Coupe du monde. 

Quelque part, l'hypertrophie des compétitions de nations, qu'on constate pour la Coupe de monde comme pour l'Euro, c'est l'un des symptômes mais ce n'est pas le principal de la financiarisation croissante de l’industrie du football. La FIFA et l'UEFA suivent le mouvement et trouvent leur intérêt dans cette croissance au travers de la hausse de leurs revenus, alors qu'on pourrait souhaiter qu'en tant que gouvernements du foot, qu’elles aient un souci de réguler, de modérer et d'équilibrer la croissance de cette industrie. 

Face à tout ça, on est dans l’impuissance totale. On voit que ça produit toujours plus d'inégalités mais j’ai l’impression qu’on pardonne tout au monde du foot, même si on sait que, en tant que public, on y perd. On arrive très peu à politiser ces évolutions, les enjeux…
La difficulté, c'est d'arracher les amateur·ices de foot de leur statut de consommateur·ices auquel tous les acteurs économiques ont intérêt à les réduire. On a vu, à l'occasion de la Coupe du monde 2022, une sorte de sentiment d'impuissance quant aux moyens de protester contre le gâchis environnemental, le mépris des droits humains que contenait cette Coupe du monde. Il y a eu des tentatives de boycott, mais c'est une arme qui semble assez obsolète aujourd'hui et qui s’est en tout cas avérée inefficace, d'autant plus que la capacité d'attraction d'une Coupe du monde reste extrêmement forte. Quand il y a eu le fiasco du lancement de la Super Ligue en avril 2021, on a constaté qu'il y avait une opposition très forte aux évolutions les plus préjudiciables de ce football financiarisé, avec une explosion de protestations, des discours très critiques formulés, des termes précis désignant la nature de ces phénomènes d’oligarchie des clubs qui s'accaparent l’essentiel des ressources… Autant de choses, connues depuis des décennies, mais qui n’émergeaient pas dans le débat public. Mais la difficulté qu'on a constatée à ce moment-là, c'est que derrière, il n'y avait pas d'opposition qui se consolidait ni d'espace de débat pour envisager des réformes, des manières de réguler, d’encadrer, ou simplement de réfléchir à ces évolutions. 

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Aujourd'hui, le principal pôle de résistance est incarné par les groupes de supporters, les ultras en particulier, qui sont très marginaux dans l'espace public et qui sont en plus stigmatisés à travers des amalgames avec le hooliganisme. Leur discours n'est malheureusement pas assez entendu. En parallèle, là où il devrait y avoir un débat et l’exposition de voix dissidentes et critiques, c'est dans les médias sportifs spécialisés. Mais ils ne s'emparent pas du tout de ces sujets, et expriment même une forme d’embarras. Pendant l'épisode de la Super Ligue, les médias sportifs avaient désavoué cette tentative de sécession mais sans réelle suite derrière, dans la mesure où quelques mois après, on célébrait l'arrivée de Messi au PSG et le retour de la Ligue des Champions alors que cette compétition est un des éléments les plus problématiques des évolutions du football. 

En tant que journaliste et supporter, comment votre identité footballistique a évolué en marge de ces dérives ? 
Ça pose des dilemmes de plus en plus difficiles, du moins quand on entretient une forme de conscience politique vis-à-vis des évolutions du football et qu'on a envie de défendre un tout autre modèle. Ça suscite aussi des contradictions. Encore une fois, à titre d'exemple, la Coupe du monde 2022 : on avait envie de désavouer cet événement et, en même temps, on avait envie de la suivre. Je pense qu'il y a beaucoup de gens qui évacuent ces contradictions et qui prennent le parti de continuer à se passionner pour le foot et ses compétitions en laissant tomber un voile sur tous les problèmes que ça soulève. Mais il y a une autre tranche d'amateur·ices de foot pour qui les contradictions deviennent trop grandes et qui s’en détachent complètement ou se tournent vers d'autres formes de football – foot amateur, foot féminin, etc. –, des endroits où leur passion n'est pas aussi altérée que dans le football de haut niveau.

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« Finalement, les amateur·ices de foot, réduit·es au statut de consommateur·ices, n'ont pas voix au chapitre. »

La Viva World Cup, les ligues amateures, les clubs engagés comme le Ménilmontant FC, tout ça ? 
Oui, on constate une forme de vitalité au niveau du foot amateur au travers de clubs militants notamment, qui vont s'inscrire dans certaines luttes comme l’accueil des migrant·es ou les droits LGBTQ+, par exemple. Ils représentent des expériences assez marginales par rapport à l’ensemble du monde du football mais ils ont la vertu de proposer une alternative concrète et de porter un discours critique envers les évolutions du football de haut niveau. Il y a aussi des clubs professionnels qui proposent des contre-modèles un peu militants. En Europe, on a Sankt-Pauli, le FC Union Berlin, le Red Star à Paris… Ce sont des clubs qui préservent leur identité très populaire. En Espagne, le Betis Séville a un programme écologique très ambitieux. Ça permet de faire émerger un discours critique. C'est difficile d'évaluer leur influence parce qu’ils sont relativement isolés, mais ils contribuent à problématiser les évolutions et, par contraste, de souligner les travers du football. Comme je le disais juste avant, on peut aussi trouver – ou retrouver – son bonheur d'amateur·ice de foot dans le football féminin parce qu’il est à un stade de développement moins avancé sur le plan économique. On va donc vivre des ambiances très différentes dans les stades et retrouver une forme de « fraîcheur ». Ce sont des modèles qui peuvent nous rapprocher des valeurs qu'on souhaite attribuer au football et au sport en général. 

En ce qui vous concerne, quels aspects du foot de haut niveau vous retiennent encore dans ses filets ?
Il y a d'abord le fait que, et quelque part c'est le drame du football, le foot, malgré ses dérives, reste un sport extraordinaire et que son pouvoir de séduction ne diminue pas. Il augmente même, au travers de ce foot très spectaculaire qui concentre des talents individuels assez extraordinaires. Le spectacle reste très attractif, puissant et séduisant. Peut-être même plus qu’avant. On reste partagé entre écoeurement et envie de suivre la Ligue des Champions, une Coupe du monde ou un Euro. Il a trois manières de gérer ses états d'âme : soit on les évacue, soit on vit avec, soit on se tourne vers les alternatives plus innocentes et exemptes de toutes ces altérations.

Donc, en gros, la dérive néolibérale du foot permet de produire un spectacle encore plus grandiose qui nous tient encore mieux en otage ? 
Oui, l'image est assez juste. On est aliéné à notre passion. On est contraint de mettre entre parenthèses nos scrupules, nos aspirations éthiques, humanistes ou simplement notre envie que l'intégrité des compétitions soit respectée. Tant que le combat n'est pas lancé et qu'il n'y a pas de vrais débats politiques sur les évolutions du foot, le sentiment d'impuissance dominera. Toute la difficulté, c'est de trouver des moyens qui ne sont pas encore à disposition, de contester ces évolutions et de ne plus être spectateur·ices – au propre comme au figuré – de ces décisions. Finalement, les amateur·ices de foot, réduit·es au statut de consommateur·ices, n'ont pas voix au chapitre et c'est l'un des grands enjeux d'éventuelles transformations positives du football.

Il faut changer les modes de gouvernance, à la fois des clubs et des instances sportives, en donnant voix au public du football – les supporters, les supporters ultras, les téléspectateur·ices, les spectateur·ices qui vont au stade. Il faudrait imaginer des modes de gouvernance qui les représentent à la fois au sein des clubs et au sein des instances. Il y a des évolutions ponctuelles dans ce sens mais on reste très loin d'une représentation satisfaisante des amateur·ices de foot alors qu'ils sont les consommateur·ices de cette industrie, mais sont aussi le produit vendu par cette industrie au travers des droits de diffusion. Finalement, un diffuseur, quand il achète des droits de diffusion, acquiert un public d'abonné·es, des client·es. Pour l’avenir, cette question de gouvernance est centrale, pour ne plus laisser le public du football en dehors du jeu. 

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