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Sports

Une brève histoire de la troisième mi-temps au rugby

Catharsis par la cuite ou bizutage des petits nouveaux, la fête n'est pas un mythe dans le rugby. Mais la troisième mi-temps, plus rare, n'est plus vraiment ce qu'elle était.
Photo David Gray/Reuters

C'était presque un exploit. Lorsque les Bleus de Guy Novès ont battu l'Irlande le 13 février dernier au Stade de France (10-9), ils ont réussi ce que la France n'avait pas fait depuis cinq ans. Une victoire au forceps et au bout du suspense. Persuadés que c'était un acte fondateur, les membres du XV de France ont tenu à célébrer cette empoignade solidement remportée. Sans finir, non plus, au petit jour au beau milieu d'une saison toujours plus longue. Le capitaine des Bleus Guilhem Guirado et ses hommes n'ont pas manqué de tomber quelques pintes, au cours de la fameuse troisième mi-temps, cette sacro-sainte tradition rugbystique.

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Beaucoup plus rare aujourd'hui au plus haut niveau, la fête d'après-match reste pourtant marquante dans la construction d'un groupe. Un moment sacralisé, pérennisé et même valorisé. Mais qui n'a plus grand-chose à voir avec un passé toujours mis en avant. Professionnel de 2002 à 2013, l'ancien demi-de-mêlée de La Rochelle, Benjamin Ferrou, accepte de jouer le jeu de la comparaison : « Au début de ma carrière, c'était plutôt dix ricards par soirée. A la fin, j'avais l'habitude de prendre deux ou trois bières avec les partenaires et de faire juste un petit resto derrière. Après, l'âge change les choses… Mais je pense qu'aujourd'hui, les jeunes de 20 ans n'ont plus les mêmes pratiques. On voit beaucoup moins de joueurs fumer et boire souvent… » L'explication de cette évolution est simple : l'arrivée du professionnalisme, toujours plus exacerbé, au milieu des années 1990.

Là où les anciens rugbymen ont connu les bringues jusqu'à pas d'heure tous les week-ends, les nouvelles générations la jouent beaucoup plus sobre. A l'heure actuelle, le rugby, et donc leur corps, reste leur gagne-pain. Plus question d'arriver à l'entraînement le lundi matin avec des relents de whisky en bouche. Suivis par les encadrements médicaux, les organismes sont d'ailleurs fréquemment analysés. Le taux de Gamma-GT (enzymes produites par le foie, le pancréas et les reins) n'est bien sûr pas oublié. Si un joueur est trop porté sur la bibine, les staffs le remarquent très vite, le font savoir au principal intéressé et le recadrent. A l'heure où tout est immédiatement médiatisé, des joueurs surpris ou piégés dans certaines circonstances ont aussi entraîné le changement de certaines pratiques.

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Le rugby est devenu un business. Devant tant d'enjeux financiers, les joueurs sont désormais bien plus surveillés. Dirigeants, médias et supporters les attendent au tournant. Les réseaux sociaux sont évidemment scrutés. Jeune retraité, Pierre Rabadan a connu un entraîneur habitué à pister les comptes de ses joueurs avec un profil anonyme. « L'évolution vient aussi de celle de la société, et notamment notre rapport à l'image, estime l'ancien joueur du Stade Français. Il faut avoir conscience de l'impact de la médiatisation et de la portée des photos postées, surtout si elles sont prises en soirée. » Et le désormais conseiller aux sports à la mairie de Paris d'évoquer un souvenir récent : « Celui d'un joueur d'une vingtaine d'années qui n'avait pas beaucoup de temps de jeu et qui avait décidé de changer de club pour avoir sa chance ailleurs. Sauf qu'en googlisant son nom, on tombait facilement sur des photos d'apéros et de clopes. Ce n'est pas l'image recherchée d'un sportif de haut-niveau. »

Pour retrouver une bonne vieille troisième mi-temps à l'ancienne, c'est au niveau amateur qu'il faut aller jouer. Là où rien n'a vraiment changé. Là où les acteurs parlent un peu plus librement de leur rapport à la boisson. Dans un texte (« Alcool et rugby : anatomie d'une ''déviance institutionnalisée'' ») co-rédigé avec Yan Dalla Pria et Jean-Marc Chamot, le chercheur Christophe Bonnet revient sur ce phénomène, citation d'un joueur à l'appui :
« Cette alcoolisation, qui commence généralement à la fin du match – dans le vestiaire, voire sous la douche, continue plus tard dans le club-house du club hôte, puis durant le voyage retour pour les visiteurs : ''On revenait de Saint-Nazaire en TGV, on avait des huîtres, du vin blanc et on avait organisé un concours de lancer de cailloux en utilisant la casquette du contrôleur comme cible… Quand on est arrivé à la gare RER, l'un des mecs – qui avait vomi sur son blazer – a sauté par-dessus le tourniquet et s'est fait prendre par le contrôleur ! Magnifique !''. »

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Imaginons un instant les répercussions de ce petit exploit réalisé publiquement par un joueur de Top 14… Impossible. Après les matches, les professionnels passent désormais par ce que Christophe Bonnet n'hésite pas à appeler un simulacre de troisième mi-temps. « Aujourd'hui, elle est nommée réceptif d'après-match, en étant presque devenue contractuelle pour les joueurs », prolonge celui qui travaille sur une thèse à propos de la mobilisation des valeurs du rugby dans les stratégies de communication. Institué, ce passage en zone VIP oblige les joueurs à côtoyer partenaires et supporters avantagés. Dur de se mettre torchon–chiffon–carpette avec eux, même après la plus belle des victoires. « Ensuite, par contre, on peut se retrouver en privé, coupe l'ex-Rochelais Ferrou. Mais ça reste souvent raisonnable, avec un petit groupe de joueurs avec lesquels on a plus d'affinités. »

Bien plus ponctuelle, la bringue à n'en plus finir existe encore chez les professionnels. Mais avant tout lorsque le staff l'a décidé, à l'écoute des joueurs cadres de son groupe. Souvent effectuée loin de tout, la soirée d'intégration, à la fin du stage d'avant-saison, est une étape incontournable. C'est ainsi que ça se passe depuis des années à la Section Paloise. « La première soirée de la saison est gérée par Mathieu Acebes pour l'intégration, raconte David Aucagne, entraîneur des arrières palois. Ensuite, ceux qui prennent ça en charge savent freiner quand il faut, et inversement. » Depuis le stage réalisé à Saint-Lary Soulan cet été, dans les Pyrénées, les joueurs béarnais ont en moyenne l'autorisation de faire la fête une fois par mois. « Ça fait partie de la construction de l'équipe, dans l'affectif notamment, assume David Aucagne. Il faut continuer à l'utiliser aujourd'hui, mais avec parcimonie. »

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A l'arrivée de nouveaux joueurs, les vertus désinhibitrices de la picole sont ainsi recherchées lors d'un premier stage propice au bizutage. « Ce n'est jamais facile quand on arrive dans un nouveau club d'appréhender le niveau, de faire sa place, d'autant plus s'il y a la barrière de la langue pour un étranger », reprend Ferrou. Mais ce n'est pas la seule période où les joueurs disposent de libertés nocturnes. Les brèves plages de repos le permettent également. Exemple à Grenoble, pendant le début de saison, marqué par une longue coupure due à la Coupe du Monde après les quatre premières journées. « Les joueurs ont pris les choses en main et ont décidé d'organiser quelques jours à l'Oktoberfest de Munich, en invitant le staff, raconte l'entraîneur des avants isérois Bernard Jackman. Même si les joueurs ont bu beaucoup de bières, ça s'est super bien passé, ça a été très positif pour l'ambiance du groupe. » A La Rochelle, certaines îles, comme Ré, sont parfois privilégiées pour ce type de rassemblement. « Sans finir charrette non plus, ce sont les seuls moments vraiment en vase clos, tous ensemble », justifie l'ex-numéro 9 Ferrou.

La véritable troisième mi-temps n'est plus vraiment naturelle dans le monde pro. Elle doit être encouragée. Des événements le demandent, comme lorsque le sélectionneur Marc Lièvremont apporte les packs de bière à ses Bleus dans le dur en plein milieu de la Coupe du monde 2011. La fameuse théorie de la catharsis par la cuite. Dans l'histoire de l'ovalie, les récits sont nombreux. Rabadan en conte un : « C'était en 2000 avec le Stade Français, et nous étions mal barrés pour la qualification. Après une défaite à Aurillac, on décide de privatiser un hôtel pour la soirée. Ça dégénère finalement pas mal avec le patron de l'hôtel qui était le premier à nous soutenir. Et puis, cette année-là on remporte même le Bouclier de Brennus, avec un groupe quasiment en autogestion. » Avec cette énorme soirée comme déclencheur du resserrement du groupe.

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Question troisième mi-temps, c'est autre chose dans le rugby amateur

Habitué de la boîte Le Cabaret à Saint-Germain-des-Prés dans les années 2000, l'ancien troisième ligne estime que, dans l'anonymat de la capitale, l'effectif parisien s'est longtemps construit dans cette culture de la bringue, avec une grosse rigueur à côté. Il livre une autre anecdote : « En 2007, on profite du Tournoi des Six Nations pour partir en stage à Tignes. Ce ne serait plus faisable aujourd'hui, mais après une matinée de musculation, on a passé cinq jours à skier et à sortir tous les soirs. Ces moments-là ont fait qu'on a su réussir après, en ressortant la force intérieure du groupe. » Il est parfois plus simple de se dire les choses avec deux grammes et entre quatre yeux. « Pour un entraîneur, il est important de se voir dans un cadre spécial, de pouvoir échanger dans ces moments d'extases, où les discussions sont plus détendues, décrypte le coach palois Aucagne. Aujourd'hui, on fait avant tout un métier, mais ça reste notre passion. Les relations, pourtant, sont différentes. »

D'autant que le comportement se transpose aisément, du comptoir jusqu'à la pelouse. « C'est un sport où la solidarité est importante sur terrain, surtout pour les avants, analyse le chercheur Christophe Bonnet. On retrouve cette solidarité dans le geste de boire, l'expression de la masculinité, le savoir boire, et la capacité à encaisser. » Illustration faite par Benjamin Ferrou : « Sur des jeux de bar à la con, chacun se découvre un peu, on voit vite le comportement de chacun. Tu montres que t'es prêt à bosser dans le même sens que les autres. Les rugbymen sont quand même assez téméraires, et ce sont des moments où tu t'identifies à l'équipe. » Enquiller rapidement une pinte afin d'éviter que la mèche coincée dans ses fesses ne vienne brûler ses poils aurait donc un but quasiment sociologique pour son équipe. Voire managérial pour les entraîneurs. « Ces moments-là permettent de parler d'autres choses, ou de parler de rugby différemment, voire de faire passer des messages, termine le Palois Aucagne. Cela permet aussi de saisir certaines choses. »

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Au-delà de favoriser les échanges, les rares grosses teufs doivent forger l'identité d'un groupe. Pas forcément prévues à l'avance, les réussites à l'extérieur font remonter de sacrés souvenirs. Côté Section Paloise, encore, Aucagne replonge en arrière : « Il y a deux ou trois saisons, on venait de faire match nul à Carcassonne en plein milieu d'une bonne série, et on avait ainsi décidé de s'arrêter à Toulouse sur la route du retour pour une longue soirée. » Si le reste de la nuit appartient à l'équipe de l'époque, l'esprit originel se trouve bien là. Ou comment marquer le coup pour ne pas l'oublier. Pierre Rabadan – qui remonte le changement dans l'esprit de la troisième mi-temps - prend du recul : « Quand on fait bien les choses, il faut aussi savoir bien le célébrer pour avoir envie de le refaire. » La bringue comme carotte afin qu'un exploit en appelle un autre. S'il arrive encore fréquemment dans les vestiaires de Top 14, la présence du pack n'est plus systématique après chaque rencontre.

Les plus gros souvenirs, d'ailleurs pas toujours très clairs, restent ceux des célébrations de titre. Ceux qui durent trois jours, comme à Dublin après la première H Cup remportée par le Leinster de Bernard Jackman en 2009, ou la nuit passée par Pierre Rabadan et sa bande parisienne au VIP de Jean Roch après le titre de juin dernier. « Jeux, déguisements, tournée des grands-ducs, on retrouve alors tout ce qu'on a connu en amateur, enchaîne le Charentais Ferrou, notamment monté de Pro D2 en 2010. A La Rochelle, sur tout ce genre d'événements, on avait un joueur qui aimait bien se jeter dans le port… Mais que la mer soit haute ou basse, à ne plus être capable de se rendre compte du niveau de la mer ! » Comme dans la cité portuaire un an plus tôt, Pau n'a pas manqué de célébrer sa montée au printemps dernier. Une bonne semaine durant, pour les plus téméraires ! « On gagne tellement peu de titres dans une carrière qu'on se doit de les fêter, défend le technicien Aucagne. Et puis le partager avec eux est aussi un moyen de remercier les supporters. »

A lire aussi : 2010, le dernier Grand Chelem du XV de France

Pas directement régulée par les entraîneurs à l'image de Grenoble où Bernard Jackman déclare « n'avoir jamais connu de problème avec ses joueurs », la bringue l'est souvent par les cadres du groupe eux-mêmes. Avec au-dessus de chaque rugbyman, la chappe des fameuses valeurs du rugby dont il ne faut pas sortir. Confiance et responsabilisation sont ainsi mises en avant lorsqu'on évoque ce sujet, plus facilement d'ailleurs, avec les jeunes retraités que les joueurs en activité. Pas unique dans le rugby, pourquoi la consommation d'alcool est-elle mise en avant dans ce sport comme nulle part ailleurs ? Interrogation prolongée par Christophe Bonnet : « Dans les milieux étudiants, elle est stigmatisée. Au rugby, à l'inverse, elle est presque encouragée. » Avec les co-auteurs de son texte, voici comment le doctorant tente de le justifier : « La valorisation sociale positive dont jouit cette sous-culture à d'autres égards, en raison des valeurs qu'elle revendique, de ses origines bourgeoises et de son ancrage dans une tradition séculaire, semble contrebalancer ses excès. » Utilisées par de grandes marques, notamment d'alcool, les valeurs du rugby ont ainsi retourné le problème.

La picole dans le rugby est connue, mais il faut pourtant en parler au minimum. C'est le côté « secrètement déviant » souligné par le chercheur originaire du Sud Ouest et passé aussi par l'ovalie. « La culture du secret semble être parfaitement intégrée par les membres de la famille rugbystique qui recherchent un isolement destiné à les rendre imperméables à toute tentative de "resocialisation" », écrivent-ils. Autrement dit, restons entre nous pour ne pas que la société nous juge. Parce que le grand public, absent dans ces instants, « ne pourrait pas comprendre », entend-on souvent dans le milieu. D'autant plus s'il y a un problème. Le groupe a alors souvent pour rôle de couvrir un de ses membres si besoin, comme ce fut le cas avec Mathieu Bastareaud et la fameuse table de nuit néo-zélandaise en 2009. « C'est sûr que c'est un moment personnel, nuance David Aucagne. Le problème aujourd'hui, c'est qu'avec les réseaux sociaux, tout se sait. Alors on est parfois mieux à rester chez soi. » Les cas de troisième mi-temps dont on entend aujourd'hui parler sont souvent liés à des débordements… Alors, pour boire heureux, buvons cachés. Et espérons que l'équipe de France, qui affronte l'Ecosse dimanche dans le Tournoi des Six Nations, fête une victoire dans les rues d'Édimbourg.