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J’ai choisi de parler comme les «autres» et je ne suis pas la seule

Comme plusieurs, j’ai dû choisir entre mon accent d’origine et me fondre, vocalement, dans la masse.
J’ai choisi de parler comme les « autres » et je ne suis pas la seule
Photo by Adam Solomon via Unsplash

De ma position de francophone, je n’ai jamais senti que les questions d’intégration des immigrants par la langue et la francisation m’étaient destinées. Ni à moi, ni à mes parents, ni à la plupart des familles immigrantes que je connais. Le français est ma langue maternelle. Celle avec laquelle je communique en permanence avec mes parents, mes amis, mes collègues.

Mon premier contact avec la langue française me provient de mes parents, qui parlent avec un accent franco-algérien. À l’école primaire où j’allais, la diversité culturelle faisait partie de mon quotidien. Ma manière de parler ne détonnait pas particulièrement puisqu’il n’y avait pas de norme. J’empruntais, machinalement, des expressions à mes enseignants ou aux autres enfants.

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Sans m’en rendre compte, j’ai pris l’habitude d’adapter ma manière de parler en fonction des groupes avec lesquels j’interagissais. Et ce n’est qu’en regardant le film Sorry to Bother You de Boots Riley que je me suis aperçue du poids que ça avait eu sur tout le reste de ma vie sociale et professionnelle.

Le concept de la white voice au cinéma

Le premier long métrage de Boots Riley raconte avec humour et surréalisme l’histoire de Cassius Green (Lakeith Stanfield), un jeune afro-américain paumé qui décroche un poste de vendeur pour une agence de télémarketing. La vente téléphonique n’étant pas faite pour lui, il n’arrive pas à atteindre les objectifs imposés par son employeur. Pour tout dire, on lui raccroche au nez à peine se met-il à parler.

Mais, sa vie entière bascule quand il décide de changer sa voix au téléphone de sorte que ses interlocuteurs croient avoir affaire à un homme blanc. Les résultats de cette tactique pour « blanchir sa voix » (white voice) sont sans équivoque. Il finit par exploser tous les records de ventes de l’agence et gravir les échelons de l’entreprise jusqu’à y atteindre les plus hauts sommets.

Dans le film, rien n’a retenu mon attention autant que ce moment-là. Celui où Cassius Green change sa manière de parler. Parce qu’en réalité, j’ai fait la même chose. Sans pouvoir le marquer précisément sur un calendrier, je sais qu’il y a un jour où j’ai moi aussi compris qu’il fallait adapter ma manière de parler à celle des autres. À l’époque ingrate du secondaire, sans doute, au moment où l’identification et l’appartenance à un groupe deviennent vitales. Me fondre vocalement à la masse me donnait un accès direct aux gens.

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En y réfléchissant plus sérieusement, ce devait être une manière de sauter l’étape oppressante du « Tu viens d’où? » Une manière de dire « Je parle la même langue », littéralement. Sonner comme les autres jeunes de mon école secondaire était une manière de leur montrer concrètement que j’avais les mêmes repères, les mêmes référents, qu’il n’y avait aucune frontière.

Le concept de la « white voice » est poussé au maximum de la caricature dans le film et cela peut paraître absurde pour certains. C’est carrément un autre acteur, un acteur blanc, qui double la voix de Lakeith Stanfield pour donner à Cassius Green une white voice. Pourtant, ce phénomène existe et s’explique. Et ce n'est pas arrivé qu’à moi.

Parler le « québécois »

Pour Josiane Ménard, dont la langue maternelle est le créole, cela ne fait aucun doute : « Je suis persuadée que je serais traitée différemment par la culture dominante si j’avais un fort accent suggérant mon appartenance ethnique, au téléphone par exemple, puisque mon nom n’annonce pas “mes couleurs” ».

Même son de cloche du côté de la journaliste Catherine Dib. Catherine a grandi au Québec dans un foyer libanais. L’accent français libanais, qui provenait de ses parents, s’est complètement estompé quand elle est partie vivre seule. « Aujourd’hui, me dit-elle, mes parents voient le fait que je parle avec un accent québécois comme une force sur le marché du travail. Ils me disent souvent : “Tu parles comme les autres, ça sera plus simple pour toi” ».

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Après trente années de vie au Québec, ses parents vivent encore des situations déplaisantes leur rappelant qu’ils ne sont pas vraiment d’ici. Dans les moments les plus insignifiants du quotidien, à l’épicerie, par exemple, où on va leur répondre en anglais systématiquement. « C’est dans le quotidien que je remarque qu’un immigrant qui n’a pas d’accent québécois, même s’il est francophone, est confronté à une difficulté d’intégration supplémentaire, avance Catherine. Ma mère a un accent français libanais. Ça ne veut pas dire qu’elle parle mal le français, au contraire, son français est impeccable. »

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Illustration par Mathieu Rouland

Leur français aux sonorités libanaises est souvent perçu comme un manque d’habileté, comme s’ils étaient en cours d’apprentissage de la langue. Nombre d’immigrants francophones, non Français, sont d’ailleurs victimes de cette idée reçue.

Catherine Dib admet même s’être déjà surprise, dans le milieu professionnel, à parler d’une manière qui ne lui ressemble pas, à amplifier son accent québécois. Et, comme elle, je me dis que parler comme les autres me permet d’éviter bien des interrogatoires.

Même s’il y a une part de mimétisme qui se fait instinctivement, Catherine reconnaît que « la création de liens entre les gens est facilitée. Ça montre une certaine proximité avec les autres quand on parle comme eux. »

Une question de survie

Il y a évidemment, derrière ce phénomène, toute une notion de survie dans une société. Un besoin de souligner son appartenance à un groupe. « L’adaptation de son accent en fonction du contexte dans lequel on le parle, c’est quelque chose d’assez normal », explique Basile Roussel, doctorant en linguistique. « Ça peut être pour des raisons d’intercompréhension. On adapte notre manière de parler même si ce n’est pas celle avec laquelle on a évolué », souligne-t-il.

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C’est exactement ce qui est arrivé à Missila Izza, étudiante d’origine algérienne. Avant de rentrer à l’école primaire, elle parlait le français avec lequel elle a été élevée : « J’avais un accent français, alors j’ai décidé de prendre l’accent québécois parce que personne ne comprenait quand je parlais, sauf mes parents. »

Dans bien des cas, les enfants d’immigrants francophones, originaires d’Haïti ou d’Afrique du Nord par exemple, finissent par parler différemment de leurs parents. Puisqu’ils sont socialisés au Québec, ça se fait naturellement…. Ou presque.

De père algérien et de mère belge, Manel Benchabane se remémore la première fois où elle a pris conscience que son accent était différent de celui des autres : « J’étais en première année et les enfants s’étaient mis à rire de la manière dont je prononçais certains mots. Je me souviens surtout du mot huit, et je me souviens très bien m’être pratiquée à prononcer les mots huit et sandwich à la manière des Québécois de ma classe. »

« Ma mère disait, en m’entendant parler au téléphone avec mes amis, que mon accent québécois était exagéré, se rappelle-t-elle. Même si je n’ai pas de souvenirs précis de la façon dont tout ça s’est fait, c’était inconscient, mais ça venait d’un désir de plaire et d’être acceptée par les autres. »

Si certains prennent l’accent instinctivement et d’autres de manière plutôt « provoquée », plusieurs conservent l’accent d’origine de leurs parents en plus d’avoir l’accent québécois. Aujourd’hui, ils maîtrisent assez bien le code-switching.

Missila Izza jongle entre ces deux accents depuis toujours : « J’ai préservé ma façon de parler avec mes parents. J’ai comme deux boîtes de français dans ma tête, avec des sons et des mots différents, mais qui se côtoient. »

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Le fait de passer d’une manière de parler à l’autre ne doit cependant pas être perçu comme un manque d’authenticité. D’après Josiane Ménard, on doit faire la paix avec le code-switching. Au fond, ne serait-ce pas qu’une autre forme de bilinguisme?

Chose certaine, comme le rappelle Basile Roussel, « ce qui est fascinant dans cette question, c’est de voir à quel point la langue est un aspect très important dans la définition de notre identité au niveau de la communauté, que ça confirme tout le capital social culturel et symbolique que peut revêtir la langue ».