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Sports

Au plus près des riders avec "The Eternal beauty of snowboarding"

Attendu avec impatience, et plébiscité dès la sortie du trailer, le film de Jérôme Tanon offre un regard singulier sur les snowboarders et les valeurs qui les animent.

En décembre dernier, Jérôme Tanon a mis tout le petit monde du snowboard à genou avec le teaser de son film, The eternal beauty of snowboarding". En un peu moins de cinq minutes, ce photographe de snowboard français promettait de livrer une vision honnête et crue du quotidien des snowboarders pro avec qui il passe le plus clair de son temps. L'idée semblait emballer tout le monde.

De fait, après une solide tournée d'avant-premières, d'Annecy à Londres, en passant entre autres par Portland et Vancouver, Jérôme Tanon a mis son film en ligne début novembre et, à l'exception d'une petite vingtaine de pouces rouges grincheux, tous les spectateurs sont conquis. Pareil dans la presse spécialisée et sur les sites des festivals, où on vante l'approche originale du photographe en précisant que ce film plaira « même à ceux qui ne font pas de snowboard » et qu'il est sans doute « le seul film à voir cette année, ou même à voir tout court ».

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Alors que boîtes de productions, blogs, riders, marques, collectifs et autres stations de ski déversent chaque jour du contenu sur le net, pourquoi ce film sans budget, sans tricks, sans musique, sans sponsor, parvient-il à dépasser les 100 000 vues si rapidement, et en gagnant l'assentiment général ?

Jérôme Tanon et son matériel. Photo : Jérôme Miller.

La raison principale est simple : il plaît aux snowboarders. Car malgré sa forme légèrement radicale, "The eternal beauty of snowboarding" reste avant tout un film de snowboard. On y voit de la neige, des riders, des beaux paysages, des spots urbains, des chutes : on est en terrain connu. Pour les riders pros, c'est aussi l'occasion de se remémorer de bons souvenirs : comme il l'explique en introduction, Jérôme Tanon les a filmés pendant trois ans, après avoir eu l'idée de fixer une petite caméra sur ses appareils photos. Ce qui touche aussi, c'est la sincérité qui se dégage de l'ensemble. Quand on regarde une vidéo de glisse d'une trentaine de minutes sans être familier du sport en question, on a du mal à s'imaginer que les espèces de cascadeurs qu'on voit à l'œuvre peuvent passer plusieurs mois à mettre en boîte trois minutes de figures, dont on peine à discerner les nuances. C'est pourtant le travail de centaines de personnes dans le monde, prêtes à s'élancer quinze fois d'affilée sur des obstacles improbables, au risque de se blesser, et c'est ce que montre très bien le film de Tanon.

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Une autre raison de ce succès pourrait venir du fait que le snowboard pourrait très bien avoir épuisé ses précédentes formes narratives. Internet et la démocratisation du snowboard ont abouti à une débauche d'images de plus en plus léchées et techniques, mais aussi de plus en plus nombreuses. Aujourd'hui, même les mecs de Bangingbees ne doivent plus être en mesure de regarder toutes les vidéos qui sortent chaque semaine. Ce qui était encore, il y a une grosse dizaine d'années, un marché de niche (la vidéo de snowboard) est devenu une énorme production à flux quasi constant — Red Bull fanfaronne même que « l'hiver ne s'arrête jamais ». Avant l'avènement de la vidéo en ligne et l'entrée en puissance de marques exogènes dans le marché du snowboard, presque toutes les boîtes de production sortaient leurs films selon le même calendrier : un film par an en début d'hiver, avec les images tournées l'hiver précédent. Parmi la production colossale contemporaine, il est donc devenu indispensable d'opérer un tri. Et si néophytes ou jeunes riders se laisseront piéger par des vidéos type "People are awesome" ou "Top 10 des meilleurs riders de tous les temps", le passionné fera son choix. Le choix de la sincérité, de l'authenticité.

Cees Wille — Roof drop to boardslide.

C'est d'ailleurs l'enjeu du film : porter un regard honnête sur les snowboarders professionnels et leur quotidien, en se demandant semi-ironiquement s'ils sont des héros, des modern-day icons of epicness and freedom ou des sportifs pourris-gâtés, « intentionally cool, self-centered sell-outs ». Je ne sais pas si Tanon est un adepte du bouddhisme, mais sa réponse se situe clairement dans la voie du milieu.

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Maintenant, qu'en est-il des non-pratiquants ? Après tout, pourquoi des gens que la planche à neige n'intéresse pas plus que ça, pourquoi des gens insensibles à l'émotion de voir un type réaliser un trick à la perfection devraient-ils apprécier de voir ce même type jouer au Uno avec ses potes, fumer de la weed ou essayer de faire caca dans la neige ? Peut-être parce que les snowboarders, comme les militants ou les traders, sont quelque part persuadés d'avoir choisi le bon mode de vie. Que le sport dans lequel ils excellent est bien plus qu'un sport : un lifestyle. Un quotidien fait de voyage, d'exploration, de confrontation au monde et donc, une vie plus intense, plus pure et plus vraie que celle du commun, presque marginale.

Alors que notre monde semble sans cesse rétrécir, l'idée d'être payé à voyager avec des gens qu'on aime pour faire quelque chose qu'on aime est évidemment plus qu'alléchante pour beaucoup de gens, moi le premier. Mais il ne faut pas oublier que le mode de vie "marginal", revendiqué avec sincérité par les riders, est aussi un pur produit marketing. En grossissant, les marques issues du snowboard ont fait appel aux mêmes stratégies que n'importe quelle entreprise : elles ont recyclé les valeurs fondatrices des sports de glisse en arguments de vente destinés à conquérir un public de plus en plus large. Au point que certains riders vivent mal l'impression d'être des panneaux publicitaires et que d'autres préfèrent tout simplement quitter le milieu pour fuir la récupération.

Jérôme Tanon enregistrant la voix-off.

L'un des plus grands mérites de ce film, c'est précisément d'aborder ce sujet, et ce dès son premier tiers. « Pour gagner sa vie, [le snowboarder] trouve des sponsors dans l'industrie, il colle leurs logos sur ses planches, il participe au shooting d'un catalogue une fois par an et poste autant de photos de lui que possible. Mais les plus gros contrats se passent avec les entreprises de boisson énergétique. Elles achètent tous les riders cools pour vendre leurs merdes addictives à des kids qui n'en ont pas besoin, mais ce n'est pas leur problème, parce que, mec, ils ont besoin de blé pour tourner leur part, et s'ils ne prennent pas l'argent, quelqu'un d'autre le fera. » C'est dans ces cours interstices que le film dévoile son véritable intérêt : une liberté de ton totale, envers les riders et tout le système auquel ils appartiennent. Et c'est sans doute aussi ce qui rend ce film si singulier, pour ses acteurs comme pour ses spectateurs. Tout en témoignant de l'amour et du respect qu'il porte au snowboard et à ses meilleurs représentants, Jérôme Tanon n'est pas tenu par contrat de soigner son image. Il peut donc à la fois mettre en avant ses "héros" et les porter aux nues pour leur maîtrise artistique du snowboard, et les tailler sur les conséquences qu'ont leurs choix personnels — en disant par exemple : « [Le snowboarder] ne comprend pas le fait que quelqu'un puisse travailler dans un bureau, et encore moins dans une usine, usine du tiers-monde dans laquelle sont fabriqués les vêtements dont il fait la promotion. » En forçant le trait (de nombreux pro-snowboarders cumulent carrière professionnelle et emploi, saisonnier par exemple), Jérôme Tanon savoure donc pleinement la liberté, chérie par les riders, et qu'il est seul à pouvoir s'offrir.

Jérôme Tanon présente son film comme « un voyage existentiel dans la vraie vie des snowboarders », mais il s'apparente en fait plus à une ethnologie des snowboarders. Il a passé suffisamment de temps avec ses sujets pour les connaître parfaitement, mais son rôle de photographe lui permet malgré tout de maintenir un regard extérieur. Et l'absence de contraintes commerciales ou contractuelles lui permettent une liberté de ton totale. Pas sûr que "The eternal beauty of snowboarding" fasse des petits, mais son succès prouve quand même que les snowboarders sont en demande de nouveaux formats. Pas sûr non plus que ce soit le film qui vous donne le plus envie de rider, qui vous inspire le plus ou que vous ayez envie de regarder chaque année en attendant les premières chutes de neige. Mais au même titre que The mad ones ou Loose Change (également sort cette année), il apporte quelque chose de neuf, de terriblement rare et d'indispensable au monde du snowboard : un regard sur lui-même qui crée du sens, et qui ne se contente pas de mettre en scène. Ça n'a peut-être l'air de rien, mais c'est exactement ce dont le snowboard avait besoin.