À la recherche du réel à l'école primitiviste

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LE NUMÉRO DU CHANT DU CYGNE

À la recherche du réel à l'école primitiviste

Les professeurs du ROOTS vous enseigneront l'art de construire des armes dignes de celles de vos ancêtres – mais pas sûr que ça vous apprenne la vie pour autant.

L'un des souvenirs les plus marquants que Brad Salon garde de son adolescence, c'est le jour où il a ramené chez lui un coyote mort trouvé sur le bord de la route. « Ça va si je le laisse dans le frigo pour quelques jours ? », avait-il alors demandé à sa mère. Après avoir terminé le lycée, il s'est mis à passer de plus en plus de temps dans les bois et les marécages alentour. Il a tenté une année de fac, mais a vite laissé tomber. Il s'est ensuite inscrit à l'École des pisteurs Tom Brown Junior, l'une des plus anciennes écoles américaines formant aux arts de vivre primitifs. C'est là que Brad a rencontré sa femme, Sarah Corrigan, elle aussi passionnée par les formes d'existence alternatives. « Je pêchais des écrevisses et les mettais sous le porche pour nourrir les ratons laveurs. »

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Brad et Sarah se sont plongés dans la communauté primitiviste, apprenant auprès d'adeptes plus aguerris l'art de l'herboristerie et du savoir survivre en pleine nature. En 2007, ils ont ouvert leur propre école, ROOTS, dans une ferme gelée au milieu d'une étendue sauvage d'un demi-kilomètre carré, près de la frontière avec le New Hampshire. Ils s'y sont également installés.

« Dans le savoir-faire primitif, vous avez divers degrés de conneries new-age et spirituelles avec lesquelles vous devez composer, m'a confié Brad. Des poignées de main, des chants, des bénédictions à l'arc. » Des choses que rejettent ROOTS, qui privilégie une approche plus laïque. Parmi les mentors de Brad, Tom Brown Jr, illustrait cette tendance new-age à l'œuvre au sein d'une partie de la communauté. Selon la biographie de Brown, l'auteur des best-sellers The Tracker et Grandfather aurait reçu son savoir ancestral d'un Apache mourant nommé Stalking Wolf, rencontré au bord d'une rivière. En conséquence, Brown a été souvent taxé de « chaman en carton » par des étudiants sceptiques et plusieurs activistes amérindiens.

Brad et Sarah demeurent dubitatifs quant à la marchandisation croissante du savoir-faire primitif. Des émissions de télé telles que Man vs. Wild ont attiré un tout nouveau public chez ROOTS. L'une de ces personnes, Tim, 22 ans et allergique au gluten, dispose de sa propre chaîne YouTube. Il a postulé pour participer à l'émission Naked and Afraid, qui balance deux newbies primitivistes complètement nus dans une région inhospitalière où ils doivent survivre durant 21 jours. Leurs parties génitales sont floutées jusqu'à ce qu'ils se soient confectionné un pagne. « Je suis dur avec eux, » admet Brad en parlant des producteurs qui, régulièrement, contactent ROOTS à la recherche de nouveaux prétendants au casting. « Je leur dis : "Vous arrivez à dormir la nuit ? Vous exploitez des gens pour de l'argent." »

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Au début du mois de mars, je me suis inscrit pour une formation à ROOTS, un programme de neuf jours incluant de l'arc, des flèches et de la taille de pierre.

Sarah m'a récupéré dans sa Subaru au milieu d'un parking enneigé du Vermont. Jeune femme enjouée d'une trentaine d'années, elle m'a appris qu'elle avait étudié l'histoire de l'Art à l'université, où elle avait été conquise par « la puissance esthétique et la virtuosité de la technologie à l'âge de pierre. »

J'ai toujours été un peu méfiant au sujet du primitivisme, spécialement vis-à-vis de sa rhétorique anti-civilisation prônant un « retour au sauvage ». Mon frère est handicapé et utilise un fauteuil électrique. Pour lui, la loi sur le handicap représente la liberté et la mobilité. Les quelques primitivistes que j'avais pu rencontrer s'épanchaient trop souvent sur oh combien le monde serait plus beau si l'on retirait tout cet asphalte et qu'on retournait vivre dans des huttes. La seule chose qui me venait alors à l'esprit c'était, mais qu'arriverait-il alors aux personnes qui ne sont pas comme nous ?

Mes récentes réflexions m'ont fait revoir ma position. Mon intérêt pour la culture des Mésoaméricains antiques m'a fait comprendre que les peuples primitifs n'étaient pas seulement animés par la simple nécessité de survivre – il ne confectionnait pas juste des bols ou des pots, ils cherchaient aussi à les rendre beaux. J'ai également réalisé que j'avais passé ces dix dernières années à taper des mots sur Microsoft Word au lieu d'apprendre à cueillir des herbes, construire des tipis ou pister le gibier. J'ai soudain eu l'impression d'avoir gaspillé ma vie d'adulte, d'avoir gâché mes meilleures années dans une forme de réalité abstraite.

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J'ai demandé à Sarah si elle et Brad se considéraient comme des anarcho-primitivistes. Elle a ri et m'a répondu : « Non, mais c'est le cas de nombreux amis. » Elle m'a illustré cette différence en se référant à la série britannique antitechnologie Black Mirror. « Dans le premier épisode, il y a cet artiste qui pousse le Premier ministre à baiser avec un porc. Brad et moi avons alors pensé, Wow, ce mec est ultra pervers ! Les anarcho-primitivistes seraient un peu plus du genre, Eh bien, en tant que Premier ministre, c'est tout ce que tu mérites. »

Nous avons récupéré une étudiante, Angie, et avons roulé sur une route sinueuse jusqu'aux locaux de ROOTS. Au fond d'une forêt baignée par le clair de lune, nous nous sommes installés au dernier étage d'un atelier en bois. Nous avons allumé le poêle. Les étagères étaient ornées de squelettes, de ramures, de plumes et de fourrures. Dans une petite bibliothèque se trouvaient des ouvrages de type Squelettes d'animaux, Vie d'insectes ou L'année du Lynx. Lorsque Sarah est allée se coucher, Angie et moi sommes restés pour discuter. Elle venait de passer sept mois dans le Maine, vivant dans des tipis, apprenant auprès d'un type qui se faisait appeler Grandfather Ray comment confectionner des raquettes pour la neige, des canoës en écorce de bouleau, et des bottes en peau de phoque.

Il y a quelques années, alors qu'elle officiait en tant qu'intervenante dans des conférences sur la vie sauvage à l'université des Cornouailles en Angleterre, Angie s'est sentie défaillir. La maison qu'elle avait achetée commençait à « devenir étouffante ». Elle l'a donc mise en location et s'est installée dans un abri de jardin où elle a vécu pendant deux ans. Lorsqu'à son tour, l'abri lui a semblé oppressant, elle a quitté son travail, s'est débarrassé de son téléphone et est partie vivre près du Pôle Nord avec les Inuits et dans le désert du Kalahari. Récemment, elle a monté une compagnie de trekking qui propose des expériences de voyage immersif chez les Indiens Cree dans le nord du Canada, avec des dompteurs d'aigles en Mongolie, ou avec des gorilles des montagnes en Ouganda. Une fois les formations du ROOTS terminées, elle projetait de revenir en Angleterre pour y construire une petite maison sur les pentes du Bodmin Moor. « Je passerai mon été à la mer, mon automne dans les bois et mon hiver tapis aux abords de la lande. »

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Le matin suivant, nous, apprentis du ROOTS, nous nous sommes rassemblés autour d'une collection de bûches d'oranger ; nous nous apprêtions à passer les jours suivants à les tailler pour les transformer en arcs longs. Je m'attendais à ce que les autres étudiants soient des mecs blancs, survivalistes ou punks new-age. En réalité, j'ai rencontré une femme du coin qui faisait partie d'un groupe de metal, un couple de lesbiennes du Massachusetts et une Mexicaine en treillis et chapeau à fourrure. L'équipe comptait un designer en permaculture, un ancien Marine ainsi qu'un concessionnaire de motos.

« Vous êtes là pour un tête à tête de quatre jours avec un bout de bois, a commencé Brad. Je ne dis pas ça dans un sens onirique. Je veux dire que vous allez seulement travailler du bois. Si vous le faites bien, ce sera lent. Si vous le faites mal, ce sera sisyphique. »

Les archéologues pensent que l'arc et la flèche sont apparus il y a 60 000 ans. Des tribus indiennes comme les Shawnee du Missouri avaient choisi le bois d'oranger pour sa propension à conserver la forme qu'on lui donne. La mégafaune nord-américaine composée de mammouths, de tigres et de loups, fut chassée à coup de propulseurs et de lances jusqu'à son extinction ; l'arc et les flèches servaient à chasser des proies plus petites. Dans son ouvrage 1491 : New Revelations of the Americas Before Colombus, Charles C. Mann affirme que, contrairement aux idées reçues, la poudre à canon des colons européens n'était pas si efficace que ça face aux arcs longs. Au début, les autochtones furent effrayés par la fumée et le bruit, mais vite, ils ont pris conscience que les pistolets avaient aussi leurs limites. Au début du XVIIIe siècle, les Comanches, à cheval, pouvaient surpasser les pionniers en puissance de feu, tirant 22 flèches à la minute grâce à leurs arcs.

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Voir : Heimo's Arctic Refuge

La première étape dans la construction d'un arc long consiste à racler l'écorce du bois à l'aide d'une scie en suivant les anneaux de croissance. C'est un travail difficile et épuisant. Tandis que j'épluchais le bois, je regardais les anneaux, si bien délimités par leurs couleurs qu'ils semblaient avoir été façonnés de la main d'un homme – comme si ce matériau était prédestiné à être manipulé. Travaillant seul des heures durant sur cette tâche répétitive, je me laissais aller à ce genre de rêveries.

Tard cette nuit-là, je me suis assis sur près du poêle à bois pour discuter avec Jazmin, une indigène otomi de l'État de Mexico. Adolescente et alors enceinte de sept mois et demi, elle a franchi la frontière américaine pour rejoindre sa famille. « J'avais un bon coyote [passeur,N.D.L.R.] mais c'est dur de ramper, grimper et courir lorsqu'on est enceinte », m'a-t-elle annoncé. Désormais, elle vie à Sacramento, travaille dans une ferme organique et apprend le nahuatl, le langage indigène le plus parlé à Mexico. Je lui ai demandé ce qui l'avait amené au ROOTS. « J'ai prié pour avoir les moyens de venir ici. J'ai économisé petit à petit durant trois ou quatre ans, » m'a-t-elle confié. Elle affirme que l'idée de ce séjour dans le Vermont lui est venue dans un rêve – elle pensait désormais s'y installer, y scolariser sa fille et « peut-être avoir un nouvel enfant avec quelqu'un qui suivrait la même trajectoire. » Elle le ferait grandir différemment, explique-t-elle, plus en accord avec les méthodes d'éducation des indigènes mexicains – lui apprenant le pistage des animaux avant la lecture, et l'habituant tôt à vivre seul dans la nature.

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En 1719, dans le Robinson Crusoé de Daniel Defoe, le héros, naufragé, ne sait pas s'il est béni ou abandonné par Dieu. Échoué seul sur une île déserte, il y trouve quantité de nourriture et de ressources, mais met des mois à accomplir la moindre des tâches – par exemple, semer de l'orge et confectionner de la terre cuite pour faire du pain lui prend un an. Dans un chapitre, il passe deux mois à couper un arbre et façonner un canoë, pour finalement se rendre compte que le morceau de bois est trop lourd pour être poussé à l'eau. Au fil des ans, Crusoé se met à lire une Bible dénichée quelque part dans le bateau, et cesse de regretter son ancienne vie, polluée par le péché. « Je commençais à sentir profondément combien la vie que je menais maintenant, même dans ces circonstances pénibles, était plus heureuse […] Mes chagrins et mes joies étaient changées, mes désirs étaient autres et mes affections n'avaient plus le même penchant. » Après avoir travaillé nuit et jour pendant quatre jours, j'avais enfin terminé mon arc long.

La taille de silex est reconnue comme la plus vieille technologie apparue sur la planète, précédent de longtemps l'être humain. Les premières anthropologiques remontent à la découverte de ces outils rudimentaires de découpe en pierre vieux de 2 à 3 millions d'années ; ils servaient de haches sur les continents européens et africains. Ces petites haches, aussi appelées « bifaces », véritables couteaux suisses de Neandertal, étaient utilisées à toute occasion : couper, racler les peaux, creuser ou encore chasser. Puis, il y a environ 40 000 ans, les outils en pierre firent un énorme bond en avant. « C'est à ce moment-là que tout s'est mis à devenir dingue en Europe », explique Brad.

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TAILLE DE SILEX

La taille de pierre est connue pour être la technologie la plus ancienne de la planète.

De loin, la taille de silex ressemble à un truc relativement simple : il s'agit de frotter deux cailloux l'un contre l'autre, jusqu'à obtenir un côté tranchant. Mais ce n'est pas si facile. En réalité, cela ressemble plus à de la chirurgie laser ou à résoudre un Rubik's Cube d'un autre temps. La pierre avec laquelle on frappe doit taper le silex à un endroit précis, avec la force appropriée, afin de produire une cassure conchoïdale et écailler un morceau défini de la surface. On doit ensuite répéter cette tâche encore et encore, maintenant le côté aiguisé à mesure que la pierre se rétrécit. « C'est un procédé en 800 étapes, et si vous vous plantez une fois, c'est raté », nous a avertis Brad. J'ai cassé les pierres les unes après les autres ; mes mains saignaient à cause des éclats. Construire une hache m'a pris trois jours – truc que n'importe quel hominidé aurait réussi aisément il y a 2,6 millions d'années.

« Les gens taillent-ils toujours du silex ? » a demandé Eli, un étudiant. « C'est une pratique largement oubliée, a répondu Brad. Mais il existe des groupes d'archéologues ou des passionnés de la taille de silex. Il y a certains lieux où ils se retrouvent pour casser, échanger, vendre ou acheter des pierres. Des têtes de flèches aux couleurs du drapeau américain, ce genre de trucs. Les meilleurs tailleurs de silex sont de vieux vétérans du Kentucky ou de Virginie. »

Avant de partir, Sarah et Brad ont organisé un dîner en mon honneur avec leur ami Harlan Morehouse, maître de conférences en écologie politique à l'université du Vermont. Morehouse m'a parlé de ses recherches, expliquant en quoi l'obsession de la vie pure et de la préparation au Jugement dernier revendiquée par les survivalistes et autres primitivistes, n'était en réalité qu'un simple prétexte. « Le primitivisme a un rapport avec le malaise et le désespoir que les gens ressentent à l'égard de la modernité, a-t-il expliqué. Cela apparaissait déjà dans Malaise dans la civilisation de Freud. Le primitivisme est cet espace où les gens peuvent imaginer une meilleure version d'eux-mêmes. » Morehouse est néanmoins convaincu que l'objectif de Brad et Sarah, avec l'école ROOTS, est un peu différent.

« Ils ne déclament pas leur propre version du primitivisme et ne disent pas "ceci est un retour à notre état primitif." Ils considèrent plus ça comme une ouverture vers une éventuelle forme de vie possible. »